À l’occasion de la sortie d’une version restaurée de Toute une nuit, réalisé par la cinéaste belge Chantal Akerman en 1982, partons à la (re)découverte de l'œuvre de cette artiste atypique mais surtout radicalement libre et engagée.
Si la ressortie prochaine de Toute une nuit est un événement, c’est parce que comme de nombreuses œuvres de Chantal Akerman, ce drame a longtemps été introuvable. Alors que les sujets de ses films et sa manière de créer ont révolutionné le cinéma - elle a été notamment une source d’inspiration et d’influence pour Gus Van Sant, Lars von Trier ou encore Michael Haneke -, il n’est pas toujours aisé de découvrir son œuvre, trop souvent invisible. Autrice prolifique, elle a pourtant laissé en héritage pas moins d’une quarantaine de films aux genres variés, plusieurs livres et une pièce de théâtre.
Féministe, lesbienne, radicale, Chantal Akerman est une artiste qui ne se prête pas aux définitions toutes faites. Du désir féminin à la judéité, son œuvre est une affaire d’émancipation et de mémoire, hantée par les fantômes familiaux tout en étant éprise de liberté. Toute sa vie, la réalisatrice belge n’a eu de cesse de s’affranchir des codes pour proposer des créations intimes et singulières.
De Saute ma ville à No Home Movie
Son premier film, réalisé alors qu’elle n’a que 17 ans, exprime déjà son besoin vital d'émancipation. Sous des airs presque clownesques et légers, ce court-métrage, intitulé Saute ma ville (1968), montre la rébellion d’une jeune femme (interprétée par Chantal Akerman elle-même) contre le destin qui lui semble échu : elle disjoncte et dysfonctionne, dérangeant sa cuisine et l’espace - au premier sens du terme - jusqu’à se faire exploser avec la gazinière.
Ce premier essai cinématographique annonce d’une certaine manière Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), qui deviendra l'œuvre la plus connue, acclamée et étudiée d’Akerman. Ce long-métrage de 3h21 met en scène une femme, veuve et mère, dont le quotidien est monotone. Pour la première fois, la routine d’une femme au foyer devient un sujet à part entière porté à l’écran par une caméra qui évite tout artifice. Entre prostitution occasionnelle pour boucler les fins de mois, courses et préparation des repas, la vie de Jeanne Dielman (interprétée par Delphine Seyrig) est extrêmement cadenassée. Petit à petit, nous sommes amenés à assister à un dysfonctionnement évolutif, trahi par quelques signes a priori insignifiants : les patates trop cuites, une coiffure désordonnée, un sursaut sanglant de révolte.
Une caméra qui prend le temps, le temps de la vie, le temps de la répétition, le temps de l’ennui, voilà aussi ce à quoi nous n’étions pas habitués avant Jeanne Dielman. Les femmes invisibilisées dans les murs de leur ménage sont révélées comme étant des actrices, des héroïnes de scénarios, portant en elles des désirs, des révoltes contenues dans une vie étroite faite de devoirs et d’injonctions. Montrer ce qu’on ne regarde pas, de l’aveu de la réalisatrice, est peut-être une manière de rendre hommage à sa mère, à ses tantes, à un collectif muet.
Dans No Home Movie (2015), son ultime film, elle parle encore de sa mère : elle suit cette vieille femme pleine de souvenirs dans son appartement spacieux à Uccle. On est attendri par le lien fusionnel qui les unit et qu’elle raconte aussi dans son livres Ma mère rit. Cette mère est également le lien à un passé plus large, celui d’une famille qui fuit les pogroms et arrive de Pologne en Belgique avant d’être déportée à Auschwitz durant la Seconde Guerre mondiale. Seule sa mère en reviendra.
Vers le désir
Le cinéma d’Akerman est hanté par des fantômes, mais il est aussi épris de désirs comme en témoigne Toute une nuit, qui nous plonge au cœur d’un Bruxelles nocturne. Tableau d’une éternité sombre dans les rues, les couloirs, les chambres, les bars où chaque personnage vit en suivant son impulsion première, le film est une chorégraphie de l’envie et de l’instinct premier, un ballet des passions dans un Bruxelles où les êtres seuls se quittent, se poursuivent, se rencontrent. La nuit et la capitale belge y sont des personnages à part entière et c’est aussi ce qu’on admire dans l'œuvre d’Akerman : son amour des espaces intérieurs et extérieurs, la place que prennent les voyages, le visage des villes et des âmes nomades. De Bruxelles aux États-Unis, en passant par Paris, les pays de l’Est et Israël, elle sème sur ses trajets des installations en même temps qu’elle y glane des portraits et des paysages.
Le paradoxe de Chantal Akerman, c’est d'avoir fait des films pour les gens, sur les gens et d’être considérée comme trop intellectuelle. Devant ses films, on est pourtant invités à ressentir, sans pré-requis particulier. Sa manière de filmer le temps amène les œuvres à infuser en nous (Jeanne Dielman, Je, tu, il, elle ou La chambre). Le temps donne une signification et une ampleur aux actions les plus anodines : une femme dans une chambre dépourvue qui met des jours à écrire une lettre à un Tu qu’on ne voit pas, après une rupture difficile. On peut vivre son errance et sa désorientation alors même qu’elle se meut dans sa solitude. On vit le temps qui s’écoule dans cette chambre, le temps d’une réalisation et d’un deuil. Quand Jeanne Dielman épluche ses patates, la démarche est similaire : c’est une scène en soi que les spectateurs et spectatrices accompagnent, et non une action pour meubler ou accompagner un événement plus important. On pourrait presque ne faire qu’écouter ses films. Nous avons testé : écouter les films de Chantal Akerman plutôt que les regarder. On entend alors la batterie des talons qui créent à eux seuls une musique pour le film.
D’autres œuvres tranchent avec cette mécanique lente, comme Golden Eighties (1986), une comédie musicale tonique, dans laquelle on découvre Lio au début de sa carrière. Sa comédie Un divan à New York (1996) avec Juliette Binoche est de la même trempe, d’un tout autre registre, au rythme bien différent. Curieuse et prolifique, Akerman est aussi une cinéaste de l’exploration qui a touché à tout, tous les genres, toutes les formes. Ou presque. De partout et de nulle part à la fois, son identité multiple et son âme baroudeuse refusent toujours les étiquettes. Elle reste à tous, pour tous et pourtant, radicalement libre.
Saute ma ville, Jeanne Dielman, Golden Eighties et La Chambre sont disponibles sur la plateforme Avila.
A partir de ce mois d’octobre, plusieurs projections, rétrospectives et expositions en lien avec Chantal Akerman auront lieu à travers Bruxelles.
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