L'ombre du patriarche
Lors de son passage au Festival de Cannes, Leila et ses frères, dernier film du cinéaste Saeed Roustaee, a marqué les esprits. Beaucoup se sont même récriés en constatant qu’il n’avait obtenu aucune récompense. À raison ! Ce drame familial, aux allures de fresque sociale, consacre le réalisateur comme une des étoiles montantes du cinéma iranien. Sa plus grande prouesse est de faire passer les 2h45 du long-métrage à toute vitesse. Un dynamisme d’autant plus remarquable qu’il traite un sujet on ne peut plus classique : les grandes et petites haines familiales. Qu’on en juge : quatre frères au chômage, menés par une sœur un peu plus débrouillarde, montent un projet de boutique pour se sortir de la pauvreté. Mais leur père, obsédé par l’honneur et les traditions, veut dépenser ses économies dans l’espoir de devenir le patriarche de son clan.
Leila, interprétée avec beaucoup de justesse par Taraneh Allidousti, est le dernier pilier qui retient l’édifice de cette famille dysfonctionnelle. Elle seule croit en l’avenir et met tout en œuvre pour le faire advenir ; elle seule, aussi, brise les tabous et ose dire à leur père qu’il les sacrifie par égoïsme, qu’il n’a jamais cherché à aider ses enfants. De manière assez subtile, le cinéaste présente les femmes comme celles qui font marcher le pays : en arrière-plan, elles travaillent à l’hôpital, dans les banques, les administrations, elles aident, ou essayent en tout cas. À l’inverse, les hommes incarnent la réponse violente, celles des policiers qui chassent les ouvriers licenciés, sans solde, de leur usine ou qui dirigent le clan à coup de pièces d’or et de manipulation émotionnelle. Rongés par le pouvoir, l’envie et l’ordre, ils sont assis sur le couvercle d’un chaudron – la société iranienne – prêt à exploser à tout moment. Les douleurs de dos de Leila sont symptomatiques : elle qui porte le monde sur ses épaules est vouée à souffrir.
On retrouve dans Leila et ses frères la recette que Saeed Roustaee maîtrisait déjà à merveille dans son précédent film, La Loi de Téhéran : une oscillation entre des scènes de foule impressionnantes et des dialogues intimes ou en tension. Il est rare qu’un cinéaste réussisse à rendre justice à ces deux échelles. Il montre aussi bien des groupes ou des masses humaines toujours en mouvement, qu’il place dans des décors très marquants, ici une usine sidérurgique que la police envahit pour évacuer ses travailleurs virés comme des malpropres. Tout est chaos et pourtant la caméra nous fait comprendre et ressentir la fuite d’Alireza, l’un des frères, que nous suivons à travers les évènements. De l’autre côté du spectre, le réalisateur travaille minutieusement les échanges ordinaires entre ses acteurs et ses actrices. Il fait émerger leurs sentiments en déplaçant le cadre, dynamise des discussions parfois lourdes ou débordant de ressentiment grâce à une réalisation minutieuse. Sa manière de gérer le «champ» des dialogues, en évitant un très ennuyeux cycle de champs/contrechamps, pourrait servir de leçon à celles et ceux qui veulent apprendre les règles de base de la réalisation.
Le film résonne particulièrement, à l’heure où ces lignes sont écrites, avec la révolte en cours en Iran, où les femmes mettent leur vie en jeu pour la liberté. Dans ses deux derniers films, Saeed Roustaee dresse le portrait d’un pays croulant sous la ruine économique, l’inflation, l’arbitraire policier… Mais alors que La Loi de Téhéran se terminait de manière totalement fataliste, constatant qu’il était impossible de venir à bout des trafics, Leila et ses frères trouve sa respiration dans des saillies d’humour noir et, surtout, ces quelques moments de complicité entre frères et sœur ; preuve que la solidarité et l’amour existent encore derrière le vernis de la haine, des autres et de soi. La fin, qu’on ne divulguera pas, peut même être vue, paradoxalement, comme un moment d’espérance, de transition tant attendue d’une génération à l’autre.
RÉALISÉ PAR : SAEED ROUSTAEE
AVEC : TARANEH ALLIDOUSTI, NAVID MOHAMMADZADEH et SAEED POURSAMIMI
PAYS : IRAN
DURÉE : 165 MINUTES
SORTIE : LE 9 NOVEMBRE