Les émotions nécessaires de Florence Pugh
- Adrien Corbeel
- 29 avr.
- 4 min de lecture
À l'affiche du dernier Marvel (Thunderbolts*, en salles le 30 avril), l'actrice britannique s’est imposée en une dizaine d’années comme une des plus brillantes interprètes de sa génération. Mais qu’est-ce qui nous parle tant dans son jeu ?

Florence Pugh est une excellente actrice. Ce n'est pas moi qui le dit, c'est une opinion partagée de manière presque unanime par les critiques, les professionnel·les du cinéma et le grand public. Dans le marasme des nouvelles stars qui s’ajoutent chaque année, Pugh est l’une des rares actrices qui semble mettre tout le monde d'accord. Quel que soit le film, ses qualités apparaissent comme une évidence. Ses débuts à l'écran en 2014, dans l'étrange et mal fagoté The Falling, en témoignent. Tout juste âgée de 17 ans, elle est immédiatement captivante dans ce mystérieux film qui prend place dans une école pour filles dans les années 90. La disparition de son personnage assez tôt dans le récit, et donc de Pugh, crée un vide dont le film ne se remet jamais tout à fait. En creux de ce rôle secondaire se dessine déjà un motif majeur de sa filmographie : cette défiance, cette résistance aux normes qui habite la plupart de ses personnages.
Elle le décrit parfaitement dans une interview pour Harper’s Bazaar : « Dans tous mes films, on retrouve cette figure d'une femme, coincée dans une situation, forcée dans une manière de vivre. Et puis quelque chose craque, se fend ». C'est le cas notamment dans Don't Worry Darling d’Olivia Wilde, où son héroïne se libère d’un univers ostensiblement artificiel dont elle est prisonnière. C’est sans doute encore plus vrai de son interprétation dans Midsommar. Dans le film d’épouvante d’Ari Aster, elle incarne Dani, une jeune femme qui après une horrible tragédie se retrouve embarquée dans un inquiétant voyage en Suède, en compagnie d’un petit ami qui ne veut plus d’elle depuis longtemps. Face à l’attitude distante et peu compatissante de ce dernier, elle se cache très littéralement pour souffrir. Mais son besoin d’exprimer sa douleur est irrépressible, et Pugh l’incarne comme telle : la tristesse et la colère de Dani s’emparent sans cesse des traits de son visage (donnant parfois lieu à cette moue, pour laquelle Pugh est réputée), comme si l’actrice, dans sa performance, ne pouvait pas s’empêcher de réprimer les souffrances du personnage qui sommeille en elle. Ses émotions viscérales convoquent les nôtres, ses hurlements notre effroi. Et son sourire ? Le nôtre aussi peut-être.
La capacité de Pugh à poursuivre cette ligne de conduite, dans des films dits “d’auteurs” comme dans des blockbusters, est saisissante. Même avec Black Widow, dans lequel elle joue la sœur de la super-héroïne de Scarlett Johansson, l’actrice britannique trouve un écrin pour ses talents. Elle remplit dans un premier temps le contrat Marvel avec son charisme habituel, donnant un peu de saveur aux répliques humoristiques de son personnage. Mais ce n'est véritablement que lorsque la façade de celui-ci s'écroule que le talent de Pugh éclate, donnant une véracité à la peine de son héroïne. On en oublierait presque l’accent russe pas très convaincant qu’elle emprunte ici. Dans l’univers très masculin d’Oppenheimer, elle hérite d’un de ces personnages féminins instables auxquels Christopher Nolan semble particulièrement attaché. Un rôle quelque peu ingrat, mais sa présence hante le film, malmenant les autres personnages.

Si dans la plupart de ses rôles, Florence Pugh parvient par la déferlante de ses émotions à convoquer les nôtres, il lui est de temps à autre arrivé de brouiller les pistes. Sa performance dans Lady Macbeth de William Oldroyd (2016), drame âpre et perçant, qui l’a révélé aux cinéphiles, compte parmi ses plus troublantes. Dans un premier temps, on ne peut s'empêcher d'être du côté de cette jeune femme vendue en mariage à une famille qui la méprise. Il est d’autant plus facile de la prendre en compassion qu’elle semble incapable de répondre aux attentes qui pèse sur sa personne. On pense à ce ricanement qu’elle laisse échapper devant son mari ivre, ce regard de défiance qu’elle jette à son misérable beau-père, ce mouvement d’impatience face au prêtre local - des actes que Pugh excelle à jouer, laissant son visage trahir sans cesse ses sentiments.
On pourrait dire d’elle qu’elle est comme un livre qui ne peut s’empêcher d’être ouvert, mais la performance de Pugh et l’écriture de son personnage sont plus retorses. Derrière ces actes de rébellion bien légitimes se tient une âme terriblement sombre, prête à perpétuer les abus qui lui ont été infligés. Dès lors que sa survie et surtout ses désirs entrent en jeu, son statut social et la blancheur de sa peau deviennent des boucliers derrière lesquels elle se réfugie, quitte à agir de manière absolument monstrueuse avec celles et ceux qui n’en sont pas armés. Le récit et la performance de Pugh n’amènent pas à une libération cathartique d’émotions comme dans Midsommar ou Don’t Worry Darling : ce qui se révèle au cours du récit, c’est une personnalité égoïste et calculatrice au visage d’un stoïcisme inquiétant.

C’est un rôle qui se tient à l’extrême limite de la filmographie de l’actrice : si elle semble tout à fait à l’aise avec les personnages antipathiques, elle semble davantage chérir ceux qui lui permettent d’emporter envers et contre tout l’adhésion du public. Greta Gerwig semble l’avoir bien compris, en lui confiant le rôle d’Amy dans Les Filles du docteur March (2019). Moins aimée que ses sœurs (c’est elle, rappelons-le, qui brûle le premier manuscrit de Jo, la protagoniste), elle est parfaitement consciente de sa place dans le monde et dans sa famille, ce qui entraîne chez elle un vif ressentiment. Mais là où d’autres adaptations du célèbre roman rendaient Amy agaçante, l'interprétation de Pugh la rend étonnamment attachante : sa jalousie a quelque chose de désarmant, et son pragmatisme apparaît comme un acte de clairvoyance. Bonnes ou mauvaises, ses émotions, et leur expression, résonnent en nous.