Rencontre avec Roberto Minervini pour Les Damnés: "De l'attente naît la tension"
- Kévin Giraud
- 25 mars
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 mars
Filmer l’attente pour raconter la guerre, l’inaction pour raconter la tension. Pour cette première incursion dans la fiction, le documentariste italien Roberto Minervini se penche sur une autre page de ces États-Unis qu’il filme tant pour proposer un récit de guerre où la guerre est absente. Comment filmer ce réel d’un autre temps, et raconter par le procédé documentaire ce passé révolu mais néanmoins toujours d’actualité? Rencontre avec le réalisateur, en amont de la sortie du film, ce mercredi 26 mars.

Les Damnés, c'est donc votre premier film de fiction ?
Roberto Minervini : Je suis d'accord avec toutes sortes de définitions. C’est vrai que mon travail par le passé a été qualifié de documentaire, mais cela fait partie de la façon dont mon travail est perçu, même si cela ne correspond pas tout à fait à la définition. Ce qui m’intéresse depuis que j’ai commencé à faire des films, c’est avant tout de créer des synergies entre ces deux langages, celui de la fiction et du documentaire. D’une part, une syntaxe raffinée, et d’autre part un langage vernaculaire proche des gens. Je ne sais pas où se place la frontière. Bien sûr, c’est un film d’époque, et donc d’un point de vue méthodologique cela colle plutôt à une fiction, mais ce récit a été construit au travers d’improvisation, sans direction d’acteurs, dans un procédé plus proche du documentaire.
Pourquoi placer ce film de guerre dans le contexte de la guerre de Sécession précisément?
La guerre civile américaine, malgré tout ce qui a été dit à son sujet, est un conflit absurde. Elle a été présentée comme une guerre menée pour abolir l'esclavage, alors qu'en réalité, et cela est bien documenté, c'est une guerre qui a commencé à cause des désaccords sur la gestion de l'esclavage, ce qui est très différent de l'abolition. C’est une guerre qui trouve ses racines dans la nécessité pour la classe politique de créer une force dominante qui pourrait s'opposer à la souveraineté de l'Europe dans le monde anglo-saxon et au Royaume-Uni. La nécessité de créer une économie qui pourrait fonctionner, voire dominer le reste du monde. Et pour ce faire, le pays devait s’unifier sous la bannière du capitalisme et abandonner une économie basée sur l’esclavage. Et de là s’est déclenchée la guerre, un “sacrifice nécessaire” pour créer une superpuissance. L’histoire des États-Unis a toujours été celle d’une construction par la destruction, avec cette idée de la reconstruction envers et contre tout. On le voit aujourd’hui avec les propos de Trump sur la Palestine. Pour comprendre ce conflit, il est donc primordial de retourner à cette volonté de créer une puissance de domination, quoi qu’il en coûte.

De là l’idée de montrer ces individus écrasés par un système dans une mission dénuée de sens…
Tout à fait. C’est un concept vraiment difficile à porter à l’écran, faire ressentir cette perte de sens dans un combat quand vous comprenez que ce combat n’est bénéfique ni à l’humanité, ni aux gens qui y prennent part. Car ce sont les gens qui ont combattu dans cette guerre, et c’est quelque chose que nous avions bien en tête au démarrage du projet.
Vous évoquiez en début d’interview que ce film était réalisé sans scénario, comment avez-vous approché cette écriture ?
Lorsque nous avons débuté le tournage, j’avais une histoire en tête, très simple, et je savais qu’il y aurait un affrontement au milieu du film. Et l’idée était que le récit se concentre sur l’avant et sur l’après. C’est ce qui est au cœur de chaque guerre, l’affrontement, mais comment s’y préparer, comment le dépasser? Comment on y survit, si tant est qu’on puisse parler de survie? L’idée était dès lors de raconter l’attente, le temps qui passe jusqu’à cette embuscade, et puis parler de cet après, des décombres de ces personnages.
Ensuite, c’est au montage que nous avons établi le rythme, avec ma collaboratrice de longue date Marie-Hélène Dozo [belge, Marie-Hélène Dozo est également monteuse des frères Dardenne depuis La Promesse NDLR]. Nous discutons beaucoup des mouvements du temps et de l’espace dans les plans, et c’est ainsi que se construit le film. Lorsque je tourne, il y a toujours des moments statiques, des moments où la parole se construit entre les protagonistes, des moments de convivialité qui émergent et qui se retrouvent dans le montage final. C’est un film mais aussi un voyage dans lequel on a des respirations, des pauses où l’intimité peut se développer dans l’action, et cela crée une danse entre intimité et physicalité dans le film.

Les films historiques sont souvent scrutés pour leur véracité, comment vous positionnez-vous par rapport à ce besoin de précision historique ?
C’est une idée dangereuse, cette recherche de précision et de vérité absolue. Ce qui m’intéresse, c’est le réalisme, mais dans le sens où les personnes avec qui je tourne doivent aller chercher au fond d’elles-mêmes. De sorte que ce qu’elles offrent dans le film leur appartient, tant à elles qu’à leur personnage. La manière dont ces acteurs se mettent en scène est donc en totale adéquation avec leurs valeurs et leurs conceptions du monde, et ce également dans la manière dont ils reconstituent ces gestes. Le réalisme vient de ce qu’ils veulent transmettre dans le film, et c’est cela que je recherche. Pour mon casting, celui-ci a d’ailleurs été constitué par énormément de locaux, ainsi que quelques personnes avec lesquelles j’avais déjà travaillé sur de précédents films. Et ils savaient que, dans le cadre du film, ils allaient devoir passer deux mois dans le Montana, rien de plus. Les premiers jours, ils ont commencé à se rassembler, à échanger, à créer des échanges et des conversations. Et de là, le film a commencé à naître. Petit à petit, ils se sont rendus compte que j’en renvoyais certains à la maison, écrémant le groupe. La mort filmique arrivait, de la même manière que la mort sur le champ de bataille. Cela a créé une tension en miroir du propos du film, et cela renforce le réalisme de celui-ci.
Un autre de vos choix importants est celui de ne pas donner de visage à l’ennemi.
Tout à fait. Il y a souvent quelque chose du discours politique dans le cinéma de guerre, avec un ennemi bien identifié qui dépasse souvent le contexte du film d’ailleurs. Avec toujours cette rhétorique du bien et du mal comme justification de toute campagne, guerre ou éradication nécessaire d’un ennemi maléfique. Dans ce film, je voulais déconstruire ce mythe et proposer un récit où la guerre est présentée comme une aberration. L’élimination d’un ennemi peut rapidement induire un héroïsme, un sentiment de sacrifice nécessaire, mais si on se concentre sur l’absurdité de la guerre on se rend rapidement compte du problème que cela représente d’applaudir à l’écran des personnages guerriers et meurtriers. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais eu de mal, et que les guerres ne font pas de victimes. Ce que je veux souligner, c’est que lorsqu’on ramène la guerre au niveau de l’individuel, si on ramène tout ceci au fait de voir des humains mourir de part et d’autre, tout cela n’a plus de sens. Il n’y a que des victimes.
Pour terminer, pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé sur le son de ce récit ?
Après le tournage, nous avons travaillé six mois sur le son avant même de travailler l’image. Je voulais réfléchir à ce que serait l’univers sonore idéal de ce film, pas forcément au service du visuel. Nous avions, avant le montage image, un univers sonore préexistant et des sons organiques, mais aussi cette idée de sons un peu éthérés, hallucinatoires. Parfois, j’imagine un film où personne n’a survécu à l’embuscade, un récit où nous côtoyons des fantômes. Et le son reflète cette atmosphère en décalage avec la réalité, où l’on perçoit soudain le bruit d’un cheval, la respiration d’un être, le vent sur une prairie. Ces niveaux de son créent un hyperréalisme parfois dérangeant qui accentuent aussi la perception et soulignent la réalité. Avec, dans le même temps, cette impression de regarder un film hors du temps, un film de fantômes…