Après quarante ans d’une gestation tourmentée, le Megalopolis de Francis Ford Coppola a miraculeusement trouvé le chemin des salles obscures. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la chute est à la (dé)mesure de l’attente… Sa sortie nous a donné envie de réfléchir à ces nombreux films jamais réalisés et à ce qu’ils disent de notre rapport au cinéma.
L’histoire du septième art est jalonnée de projets pharaoniques inaboutis, proclamés visionnaires par avance, souvent conçus par des cinéastes dont le talent n’a d’équivalent que l’ambition. Dans les années 70, Stanley Kubrick devait réaliser une fresque épique sur Napoléon. Après une année de préparation intensive, la production du film fut stoppée net suite à l’échec cuisant au box-office du Waterloo de Sergueï Bondartchouk. Dans les années 60, en France, c’est Henri-George Clouzot qui échoue à concrétiser son chef-d'œuvre L’Enfer. Le long-métrage, duquel il reste une poignée d’images impressionnantes, devait rompre avec les canons de la narration classique pour explorer de manière fantasmagorique la psyché d’un homme rongé par la jalousie et la paranoïa. Malgré les moyens conséquents alloués à la réalisation du film, le caractère exténuant et expérimental de la démarche eut raison de Clouzot, qui manqua de mourir d’un infarctus après trois semaines de tournage, non sans avoir préalablement poussé son acteur Serge Reggiani au bord de la dépression nerveuse. Au début des années 2010, c’est Guillermo Del Toro qui tente de développer son rêve cinéphile : une adaptation des Montagnes Hallucinées de H.P Lovecraft. Là encore, le démarrage du projet est plutôt encourageant et Del Toro évoque même Tom Cruise en vedette. Mais le film se heurte à la frilosité des studios, qui perçoivent d’un mauvais œil ce projet très coûteux ne lésinant pas sur la violence et l’horreur.
Mais s’il y a bien un projet qu’il est impossible de ne pas convoquer lorsqu’on parle de chef-d'œuvre jamais produit, c’est bien évidemment le Dune d’Alejandro Jodorowsky. Réputé pour sa personnalité fantasque, sa mégalomanie et son attrait pour les expériences transcendantales, le réalisateur de El Topo et La Montagne Sacrée voit les choses en grand pour son adaptation de Frank Herbert : un long-métrage de neuf heures, conçu comme un opéra de science-fiction qui alliait effets spéciaux d’avant-garde et parenthèses psychédéliques, le tout porté par un casting composé de Orson Welles, Mick Jagger et Salvador Dalì. Malgré le dévouement absolu de Jodorowsky et le soutien indéfectible de son producteur Michel Seydoux, le caractère massif du projet découragea progressivement les financeurs. Trop novateur, trop cher, trop singulier. Trop, trop.
Toutes ces entreprises inachevées nous feraient presque oublier que certains auteurs sont bel et bien parvenus à concrétiser leur “film maudit”. C’est le cas de Coppola avec Megalopolis donc, mais aussi de Terry Gilliam, qui après une première tentative infructueuse en 2000, réalisa finalement son fameux Homme qui tua Don Quichotte en 2018. Pour Gilliam, il s’agissait du projet d’une vie, une fuite picaresque dans les méandres d’un imaginaire fou où se mêlaient tragédie et grotesque. Mais la version finale, lourdingue et poussive, s’avère à des années lumières du chef-d'œuvre définitif que certain·es attendaient du cinéaste. Comme Coppola, Gilliam a-t-il perdu son mojo ? Fallait-il qu’il concrétise son projet à un moment clé de son existence pour donner naissance à un chef d'œuvre ? Ou bien le film recelait-il quelque chose de bancal dès son développement ? Nous ne le saurons jamais.
De tous ces projets olympiens subsistent quelques traces, qui prennent souvent la forme de documentaire, comme Jodorowsky’s Dune ou Lost in La Mancha - making of de la première version du Quichotte de Gilliam. Des documentaires qui s’imposent comme les dernières fenêtres ouvertes sur ces imaginaires inaccessibles, l’ultime espace où l'on peut fantasmer sur la possibilité d’un autre cinéma, plus libre et plus fou. On n’y croit pas vraiment, mais on a envie d’en rêver.