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Photo du rédacteurThibault Scohier

Avant-goût #2 - Voyage à Tokyo

Dernière mise à jour : 6 juil. 2022

La consécration Ozu

© Lumière

Retour sur un des grands classiques du cinéma japonais, Voyage à Tokyo (Tōkyō monogatari) de Yasujirō Ozu, à l’occasion de la sortie d’une version restaurée.


Un aller-retour, tout simplement. Voilà résumé Voyage à Tokyo de Yasujirō Ozu (1903-1963), film sorti dans les salles japonaises en 1953 et souvent considéré comme le chef-d’œuvre de son cinéaste. Son récit : un couple âgé, Shukishi et Tomi, se rend à Tokyo pour la première fois, où ils retrouvent leurs enfants installés dans l’ordinaire de la famille et du travail. Assez vite, les parents comprennent qu’ils représentent une charge pour leur descendance et décident de rentrer dans leur petite ville côtière.

Un chef-d’œuvre donc, mais qui s’intéresse surtout à l’ordinaire, au temps vécu par ses protagonistes, parfois composé d’une lente inertie ; des rapports humains banals eux aussi, entre respect pour les aînés, amour ou désamour filial, deuil ancien… ou encore vif. Mais derrière ce voile quotidien du Japon d’après-guerre, Ozu dessine deux tableaux bien plus subtils et complexes. Celui, d’abord, d’une société heurtée par la guerre, encore traumatisée, qui ne peut libérer sa parole qu’au fond d’une coupe de saké. Le film évoque la jeunesse disparue pendant les combats, les villes bombardées, les transformations culturelles aussi avec la domination américaine que suggère l’apprentissage de l’anglais. Le non-dit politique plane sur toute la pellicule et on ne peut qu’imaginer la réaction des spectateurs et spectatrices au moment de sa sortie, alors que le pays commençait doucement à se relever.


L’autre tableau, plus intime, est celui qui se cache derrière les convenances et les règles sociales très strictes de la société japonaise. Ozu s’est fait une spécialité de jouer avec cette façade, s’amusant à la regarder bien en face, avant d’entrer, petit à petit, dans ses brèches. Shukishi et Tomi trouvent leurs enfants perdus au milieu de la modernisation galopante ; ils ont certes quitté la campagne pour vivre dans la capitale mais sans connaître une grande ascension sociale. Leur fils Koichi est docteur de quartier et leur fille Shige tient un petit salon de coiffure. Ils semblent, tous les deux, gênés par la présence de leur parent et se demandent régulièrement comment se conduire vis-à-vis d’eux. C’est une nouvelle société qui émerge et avec elle, de nouveaux rapports entre les individus et les générations.


© Lumière

Ces ambiguïtés ne sont jamais mieux représentées, et plus belles, que dans le sourire de Noriko, belle-fille du couple et veuve de leur fils semble-t-il mort pendant la guerre. Jouée par l’immense actrice Setsuko Hara¹, elle incarne ce point de bascule entre tradition et modernité, emprunt d’un certain humanisme qui fit figure de guide moral pour bon nombre de cinéastes d’après-guerre. Son sourire dans Voyage à Tokyo est tout à la fois forcé et généreux, éclatant et douloureux, ne s’effaçant que devant la mort mais ouvert aux vivants… Noriko est le seul personnage vraiment solaire du long-métrage, le seul qui paraît conserver au milieu de la société nouvelle l’amour désintéressé de ses semblables. Cette vision « idyllique » ne peut faire l’impasse sur la pesante structure patriarcale de la société japonaise, visible dans presque toutes les scènes.

Pour ses films des années 1950-1960, le cinéaste a poussé à l’extrême ses gimmicks de réalisation, en particulier le plan fixe qui est immédiatement associé à son cinéma. Mais il ne s’agit pas ici d’un sage travail de composition posée ou de théâtre filmé. Ozu et d’autres cinéastes japonais ont simplement exploré une autre manière de penser le plan, en travaillant d’abord le mouvement dans l’image et non plus le mouvement de l’image. La caméra est presque toujours immobile et son montage est souvent lent, mais tout bouge sur l’écran : les acteurs et actrices, les arbres, les trains, le vent figuré par des drapeaux ou des fumées… bref le décor lui-même donne le ton et le rythme du film ; il est sa respiration contemplative.

Soyons franc : pour toutes ces raisons, les films d’Ozu ne sont pas faciles d’accès. Il faut, pour apprécier Voyage à Tokyo, se laisser hypnotiser par son atmosphère et se constituer prisonnier de son espace temporel. Une fois dans le flot du fleuve calme on peut apprécier la douceur mais aussi la puissance des émotions qui ressemblent à celles de la vie telle que nous la connaissons : des pointes inattendues, hasardeuses, injustes ou attendues, qui nous crèvent le cœur.


Voyage à Tokyo est à découvrir dans les salles belges à partir du 29 juin. Trois autres films du cinéaste seront par ailleurs visibles au cours de l’été : Printemps tardif (1949), Le Goût du riz au thé vert (1952) et Crépuscule à Tokyo (1957).


© Lumière

¹ On peut d’ailleurs découvrir l’excellent film d’animation Millennium Actress de Satoshi Kon, largement inspiré par sa vie.

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