La Malédiction d'Arkham, L’appel de Cthulhu, Evil Dead. Entre 1963 et 2023, plus d’une centaine de films se revendiquent de H.P. Lovecraft. Auteur américain de littérature fantastique, né à Providence le 20 août 1890 et mort le 15 mars 1937, controversé et inconnu de son vivant, il est devenu au fil des années un des écrivains les plus admirés et influents du genre. Pourtant, une contradiction émerge lorsqu'on confronte ses écrits au cinéma.
Comme le note le réalisateur Guillermo del Toro « Lovecraft est un maître de l’ambiguïté, mais le cinéma est par définition précis. » Un paradoxe qui semble difficile à résoudre. Est-il possible de filmer l'indicible, l'innommable ou l’impossible, si chers à Lovecraft ?
L’univers Lovecraftien, loin d’être cinématographique
Indicible. Le monde de Lovecraft évoque, fait ressentir, plus qu’il n’impose sa vision de l’horreur. Des contours flous qui permettent de s'approprier son univers, de le prolonger, de le co-construire. Roger Corman, Sam Raimi, Stuart Gordon, Chris LaMartina… Tous ces cinéastes ont repris à leur compte les thématiques, les divinités (Cthulhu, les Grands Anciens), les lieux (la Miskatonic University, Arkham) et les artefacts (le Nécronomicon) de ses écrits.
Pourtant, contrairement à la littérature, au cinéma il faut montrer, ce qui rend l’univers lovecraftien imprécis par nature, plus hermétique à de telles adaptations. Ses récits sont brefs, les “grands textes” ne dépassant que rarement les soixante pages. Difficile donc d’en faire un long-métrage. Surtout lorsque les décors, entre science et architecture, sont surréalistes et complexes. Deux disciplines qui se retrouvent d’ailleurs au centre de ce qui crée la peur, le mystère chez Lovecraft : les découvertes interdites qui voient des scientifiques aller trop loin et se brûler les ailes. Son macrocosme se veut aussi atmosphérique, organique. Les perceptions auditives, entre bruits de muqueuses et rires diaboliques, sont primordiales. L'œuvre de Lovecraft est synesthésique et fait la part belle au sensible entre peur, onirisme et émerveillement. L’expérience de l’intime en somme, plus appropriée à la littérature qu’au grand écran.
Souvent écrits sous forme de monologues ou de récits épistolaires - des genres peu adaptés au septième art - les récits de Lovecraft révèlent des personnages simplistes, délirants et peu attachants. Ce n’est pas étonnant : l’auteur déteste l’épouvante psychologique et n’a d’yeux que pour le palpable. Mais ce qu’il déteste par-dessus tout c’est l’étranger : l’enfer c’est les autres ?
Est-il (moralement) possible d’adapter Lovecraft ?
« Je suis si las de l'humanité et du monde que rien ne peut m'intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d'horreurs innommables provenant d'espaces extérieurs. » H.P. Lovecraft.
Raciste, réactionnaire, misanthrope… Toute sa vie, Lovecraft s'est confiné dans son logement et dans l’obscurantisme. Un rejet de l’autre mentionné dans ses correspondances et dans ses fictions, où les créatures monstrueuses sont les métaphores de la “racaille” new-yorkaise ou de l’étranger barbare qu’il fuit. Dans les années 20, il est le reflet d'une frange intolérante de la population américaine. Admirateur d’Hitler, il est réfractaire à la libération des mœurs, au progrès qui s’installe dans le monde et dans les grandes villes américaines : suffrage des femmes, révolution russe, communautés LGBT, immigration… En découlent toujours les mêmes personnages principaux, portraits-robots de l'auteur, qui confirment l’idée de récits en partie autobiographique : des hommes blancs, discrets au faciès longs et émaciés, universitaires souvent spécialisés en anthropologie ou en folklore.
Peut-on adapter Lovecraft sans prendre en compte ces valeurs négatives omniprésentes dans ses ouvrages ? Pas question de séparer l’homme de l’artiste. Porter à l’écran son extrémisme total, comportemental et formel, est moralement et techniquement impossible. Ce qui nécessite sans doute de faire un pas de côté par rapport à son œuvre.
(Bien) adapter Lovecraft, c’est ne pas l’adapter
Plutôt que de mettre fidèlement en images les histoires de Lovecraft, de nombreux cinéastes jouent la carte de l’hommage. La présence du Necronomicon dans le parodique Evil Dead 2 de Sam Raimi, et le Necronomicon de Jesus Franco ne suffisent pas à en faire des adaptations dignes de ce nom, la comédie et l’érotisme respectivement insufflés aux films étant absents des livres de l’auteur.
Faire une adaptation officielle d’un livre ne suffit pas toujours non plus à cueillir l’esprit lovecraftien. Si Color out of Space de Richard Stanley est ce qu’il y a de plus proche d’une “bonne” adaptation, le choix du rose reste osé pour représenter ce que l’auteur décrit dans La Couleur tombée du ciel comme une couleur horrible, hors du spectre visible. Pas étonnant donc que des réalisateurs comme Guillermo del Toro et James Cameron ne soient jamais allés au bout de leurs propres adaptations. Faire un film lovecraftien, c’est un casse-tête innommable qui nécessite de respecter un état d’esprit, une ambiance, des thématiques et des personnages idéal-typiques, sans jamais oublier toute la violence qui se cache derrière. Face à ces contraintes, les meilleures adaptations jamais réalisées sont loin d’être officielles.
C’est sans doute à John Carpenter que l’on doit les deux meilleures variations autour de Lovecraft. The Thing, qui rappelle Les Montagnes hallucinées mais qui est en fait tiré du livre La Chose de John W. Campbell, et L’Antre de la Folie. Tout y est. Les ambiances claustrophobes et anxiogènes. Les personnages mutiques, dont on ne sait rien ou presque. Si L’Antre de la folie fait des références aux archétypes de personnages lovecraftiens et aux Grands Anciens, The Thing donne à sa créature un aspect indéterminé et changeant qui se rapproche le plus de ce que sont les monstres chez Lovecraft : indescriptibles.
Comment évoquer la dégénérescence, la transformation des corps, si ce n’est via le body horror dont David Cronenberg (La Mouche, Crimes of the Future) s’est fait le spécialiste ? Si l’atmosphère est angoissante, et la décrépitude des corps, qui rappelle le Cauchemar d’Innsmouth, graphique, la force très lovecraftienne de Cronenberg réside dans ses personnages. Ces derniers n'existent qu’en tant qu’idées, allégories. Ce sont souvent des scientifiques qui vont aller un peu trop loin et chez qui la dimension psychologisante n’existe pas : l’horreur est bien physique.
Enfin, on pourrait citer The Lighthouse de Robert Eggers. Démence et folie au cœur de la Nouvelle-Angletterre du XIXe siècle, sont au programme de ce huis clos îlien, où l’étouffement lié au cadre, à la mystique du noir et blanc, renforcent l’aspect sordide de ce film sensoriel. Avec quelques tentacules cthulhuennes qui traînent...
Comments