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Mulholland Drive : Un voyage dans les méandres de l'inconscient


Jamais un long-métrage n’aura à ce point, et de manière aussi emblématique, incarné une décennie, le geste artistique de son auteur et la passion interprétative de la postmodernité cinématographique que Mulholland Drive. Événement s’il en est, le chef-d’œuvre de David Lynch, revient, dès le 21 décembre, plonger les salles obscures dans son labyrinthe onirique et romantique avec sa version restaurée en 4K.

Souvent copié, parfois jusqu’à la caricature, Mulholland Drive peut se targuer de n’avoir jamais fléchi sous le poids de ses imitations, et de résister au flot de théories qu’il a fait émerger. Certes, irréductible à une clé de lecture, Mulholland Drive ne doit pourtant pas être abordé comme un objet inaccessible, destiné à un exercice cérébral retors. Cantonner les mystères lynchiens à une épreuve analytique ne flatte ni le film, ni ceux qui se complaisent dans cette posture tant cela dénature la démarche d’un poète qui nous convie à entrer dans ses univers par l’intuition et les sens. Si Lynch distribue des signes à décoder, qui sont autant d’indices en rimes binaires, de doubles à la fois les mêmes et différents, il n’en reste pas moins que la réception de l'œuvre passe d’abord par un investissement intime. Ce jeu de pistes, tel un voyage au cœur de l’inconscient, entre profondeur de champ dantesque et surcadrage claustrophobe, ne peut exister pleinement qu’à travers les sensations en ébullition du public. Cette invitation à la subjectivité, le cinéaste la formule mieux que quiconque : « Si vous aimez glisser dans un autre monde, semblable à un rêve, si pouvez faire abstraction de vos jugements intellectuels, vous contenter de flotter dans ce monde, et le laisser vous parler, vous vivrez une expérience très intéressante ».



Construit, à l'instar de Lost Highway avant lui, comme un ruban de Möbius, Mulholland Drive repose sur deux faces permutables d’une même réalité dont le début et la fin se rejoignent dans un mouvement circulaire infini. Par le montage ingénieux de Mary Sweeney, le puzzle de Lynch embrasse la dimension lyrique et spectrale d’un héritage hollywoodien tiraillé entre Eros et Thanatos. Ainsi, le réalisateur joue sur le fond et sur la forme avec la temporalité qu’il fragmente, dilate et agrémente de parenthèses d’humour noir dont il a le secret. S’il brouille les pistes entre rêve et réalité, les repères explicites ne manquent pas : la réplique « Hello pretty girl, time to wake up ! » marque, par exemple, clairement le réveil de l’héroïne. Dans cette version du monde réel, Diane Selwyn (Naomi Watts, impressionnante dans tous ses états) est une actrice ratée et dépressive, trahie par sa rivale et maîtresse Camilla Rhodes (Laura Harring incarnant la fantasmagorie du 7ème art avec une aisance hallucinante). Ne supportant pas ce double échec, professionnel et amoureux, Diane fait exécuter Camilla en pleine gloire. Rongée par son geste, Diane reconstruit, en dormant, une altération de son histoire dans laquelle elle est Betty (Watts), une aspirante comédienne lumineuse tout juste arrivée en Californie qui aide Rita - en référence directe à Rita Hayworth avec l’affiche de Gilda - devenue amnésique à la suite d’un accident survenu sur la Mulholland Drive, route mythique de Los Angeles, après une tentative de meurtre ratée. Dans cette déclinaison, les rôles sont inversés : Betty en mirage idyllique de Diane réussit son casting, tandis que Rita en projection démunie de Camilla dépend de Betty et ne la rejette pas. Avec le personnage de Rita, Laura Harring détricote l’archétype de la femme fatale grâce à une variété inépuisable d’émotions. Le passage entre les deux univers se fait via un cube bleu qui, telle une boîte de Pandore onirique, laisse s’échapper la culpabilité et les névroses de Diane.



Dans ce réseau d’indices à recomposer, le rêve de Diane, qui s’étale sur les 110 premières minutes du film, prend des allures de néo-noir dont les ramifications uniraient la Mafia et Hollywood. L’appartement prêté à Betty où Rita trouve refuge se transforme en un havre d’intimité féminine à l’abri d’un monde extérieur en proie à des hommes aussi grotesques que dangereux. De même, le temps d’une répétition, la cuisine devient le théâtre d’un plaisir lesbien où le jeu de rôles moque les stéréotypes hétéro-patriarcaux du cinéma. Au sein de cette bulle fictive, le cadrage - évoquant Persona de Bergman - rapproche les deux femmes jusqu'à la fusion, et leurs gestes - chargés d’un érotisme fulgurant - signifient un lien sentimental et charnel réminiscent. Cet ailleurs intime commun est renforcé par un usage extrême des gros plans sur les visages et les yeux des actrices ; sublimés par le rendu en 4K du grain des peaux. La passion renaissante du couple se concrétise dans une scène de sexe qui culmine avec le « I’m in love with you » redoublé de Betty dont la sensualité porte déjà la marque d’une mélancolie prémonitoire. De fait, le retour à la réalité, après le passage au club Silencio où tout n’est qu’illusion et exaltation de l’émoi, déconstruit, durant les 30 dernières minutes de Mulholland Drive, le déni de l’héroïne en réinterprétant la première partie sous l’angle du trauma. Le récit se mue alors en une plongée bouleversante dans la jalousie et la psyché torturée de Diane qui, par effet miroir, s’est détruite en supprimant Camilla.



Si cette lecture peut être discutée, il n’empêche que Mulholland Drive renferme la mise en abyme ultime et une réflexion sur le jeu d’actrice. Comme un ensemble de pulsations intérieures, dont la musique d’Angelo Badalamenti serait le liquide à combustion rapide de l’envoûtement, la narration à tiroirs convoque un fantasme esthétique vintage - références au cinéma d’antan, patine, chansons d’époque, et tradition du long travelling élégant - pour le fondre dans un chaos moderne appuyé par un sound design cauchemardesque. La corruption de la fabrique à rêves (« Hollywood is HELL » peut-on lire sur un panneau de signalisation) dissocie l’identité au point de dédoubler inlassablement les êtres ; dans la digne lignée de la dichotomie hitchcockienne blonde/brune. Quand l’image fantomatique de Diane et Camilla hantant les hauteurs de la Cité des Anges apparaît à la fin, Mulholland Drive réaffirme son romantisme tragique : ensemble, elles rejoignent une constellation d’innocences sacrifiées, anéanties par les représentations qui les ont nourries. Sur les cimes de ce glamour mortifère, les ombres de Marilyn Monroe (la perruque de Rita) et du Dahlia noir (Elizabeth, alias Betty, Short), deux des obsessions du cinéaste, planent toujours.


Par le prisme de l’espace mental et de la béance, le film-somme de David Lynch est une exploration en clair-obscur et dissonances des cœurs féminins brisés. Retrouver aujourd’hui en salles le chemin sinueux de la Mulholland Drive, c’est accepter de pénétrer l’illusion, de regarder le mystère vers le haut, et s’offrir à la déflagration émotionnelle d’une proposition viscérale. Cette expérience-là doit se vivre, ne serait-ce qu’une fois, dans les larmes et un « Silencio » partagé.


Mulholland Drive est à (re)découvrir dans les salles belges à partir du 21 décembre.





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