Le reflet voyeuriste de l’Amérique
À l’heure où le culte des apparences et le virtuel ont transformé tout un chacun en double de soi et en voyeur décomplexé, que reste-t-il de l’effet Persona, la matrice bergmanienne de la dualité et de la fusion ? S’il y a un cinéaste contemporain que l’on souhaitait voir s’emparer de cet héritage, c’est bien Todd Haynes. Lui qui a passé sa carrière à alterner l’expérimental et les hommages, plus classiques, à ses maîtres — Douglas Sirk en tête —, ainsi qu’à offrir aux actrices des espaces de créations uniques. En questionnant les assignations (sociales, sexuelles, économiques), les films de Todd Haynes ont orienté les regards vers les contours d’une histoire étasunienne rongée par le poison qu’elle a elle-même fomenté. De trouble, d’ambiguïté et d’ironie vénéneuse, le brillant May December en suinte dans chaque plan et dans chaque réplique ; réaffirmant que le réalisateur de Carol est toujours un peu là où l’espère, mais jamais tout à fait là où on l’attend.
Librement inspiré du fait divers d'une professeure condamnée pour viol sur un élève de douze ans, avec qui elle a ensuite fondé une famille, le scénario de Samy Burch propulse, deux décennies plus tard, Elizabeth (Natalie Portman), une actrice qui se prépare à incarner Gracie (Julianne Moore), sur les traces de cette union anciennement illicite. Avec son titre déjà sarcastique, puisqu’il reprend l’expression coquette qui désigne une importante différence d’âge dans un couple pour parler d’un crime, May December pénètre le tabou en flirtant avec la satire sociale. À cet égard, la prétendue recherche de vérité d’Elizabeth, qui brouille les lignes entre journalisme et imposture, n’est qu’une mascarade. Une autre soif de sensationnalisme qui n’a rien à envier aux tabloïds qui ont traqué l’entourage de Gracie et Joe (Charles Melton). Pourtant, sous l’impact des interrogations de la simulatrice en immersion, les mythes échafaudés par Gracie se fissurent et laissent apercevoir le psychodrame dans toutes ses contradictions — irriguées par la réorchestration musicale du thème inquiétant du Messager (1971) composé par Michel Legrand.
Dans Persona (1966), l’infirmière Alma définissait ses confessions à la comédienne Elisabet Vogler comme étant de « l’exhibitionnisme pur ! ». Chez Todd Haynes non plus, la parole n’est pas proprement salvatrice car ni Gracie, ni Elizabeth ne sont des voix fiables. De jeu de miroirs en regards caméra, ce qu’elles assimilent et se renvoient mutuellement, ce sont des traits narcissiques, fabriqués — notamment par l’artifice du maquillage que Gracie applique à Elizabeth pour qu’elle lui ressemble. Ces manipulations révèlent néanmoins les dommages infligés à Joe. Engoncé dans sa bourgade et ses mouvements, ce dernier est incapable d’exprimer ses émotions, et il traverse sa vie tel un homme sans âge. Trop jeune pour être prisonnier de son cocon — à l’instar des papillons qu’il collectionne — et déjà trop vieux pour rattraper le temps qui lui a été volé.
Avec sa mise en scène du miroitement, chargée en grands angles et plans fixes, May December évoque Safe, un autre portrait d’une Amérique asphyxiée par ses zones d’ombre. Comme une quasi-constante dans les œuvres de Todd Haynes, l’interprétation de Julianne Moore, ici débordante d’ambivalence, nous guide vers les marges et ses points limites, se substituant par son opacité à toutes leçons de morale. Quand ses ultimes répliques opèrent un nouvel éclairage sur le récit, la versatilité de sa performance rappelle une évidence : l’inépuisable imprévisibilité des films de Todd Haynes trouve — souvent — sa source dans le talent inestimable de Julianne Moore.
RÉALISÉ PAR : TODD HAYNES
AVEC : JULIANNE MOORE, NATALIE PORTMAN et CHARLES MELTON
PAYS : ÉTATS-UNIS
DURÉE : 113 MINUTES
SORTIE : LE 24 JANVIER
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