L’héritière de Frankenstein
Son cadavre a été retrouvé sous un pont de Londres. Un suicide réussi dont elle va pourtant ressusciter, sous le bistouri du Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe). Bella a un corps de femme, mais un cerveau de nourrisson : le chirurgien au visage balafré qui l’a sortie de la Tamise lui a implanté celui du bébé qu’elle portait.
Avant de devenir l’héroïne étrange du nouveau film de Yorgos Lanthimos (Canine, La Favorite), Bella Baxter est née en 1992 sous la plume du romancier écossais Alasdair Grey - lui-même inspiré par le Frankenstein de Mary Shelley. Mais là où chez Shelley un monstre persécuté et abandonné par son créateur décidait de se venger, le récit de Bella est celui d’une émancipation joyeusement frondeuse. De son créateur adoré, d’abord : celui qu’elle surnomme judicieusement "God" lui a appris à parler et marcher, mais la défend de sortir de son manoir londonien. Il s’apprête à la marier à Max McCandles (Ramy Youssef), un étudiant en médecine fasciné par sa beauté. Mais il suffira d’un clin d’œil appuyé de la part de Duncan Wedderburn, notaire et séducteur notoire (hilarant Mark Ruffalo) pour que Bella s’enfuie avec lui en Europe. C’est là qu’après les premières scènes en noir et blanc, les couleurs prennent possession de l’écran. De Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie, Bella Baxter, avec son corps de femme et son cerveau d’enfant, va découvrir le monde dans tout ce qu’il a de sublime… et de désespérant.
Incarnée par une Emma Stone au sommet de son art, Bella est curieuse de tout et ignore les codes sociétaux comme manger la bouche fermée ou ne pas se masturber en public. Sa naïveté provoque l’hilarité, mais c’est ensuite son assurance qui sera source de comique réjouissant – comme quand elle multiplie les amants et tourne en ridicule le bellâtre Wedderburn. À Paris, Bella, fauchée, réalise que l’activité sexuelle qui lui procure du plaisir peut aussi lui apporter de l’argent. Installée dans une maison close, elle se liera d’amitié avec Toinette (Suzy Bemba) qui lui enseigne le marxisme et la sororité… en toute volupté. L’héroïne de Pauvres Créatures peut ainsi être qualifiée de féministe par inadvertance, échappant aux hommes qui veulent la garder sous leur c(r)oupe tout comme aux normes genrées, pour la simple raison… qu’elles ne lui ont pas été inculquées. L’aboutissement de cette démarche antipatriarcale s’incarne dans le rejet par Godwin Baxter via un quolibet de sa propre figure paternelle, dont les enseignements ne furent pas exempts de cruauté.
La mise en scène et l’emballage stylistique rappellent cependant tout au long du film le caractère fantasmé, métaphorique, voire cruellement illusoire de cette histoire. Baignant dans une esthétique entre le steampunk et le gothique, et emmené par une héroïne dont la peau pâle et les cheveux d’ébène évoquent une Wednesday Addams victorienne, le film multiplie les plans larges, qui font la part belle aux décors et à la profondeur de champ. Chaque image, des ruelles londoniennes aux maisons parisiennes en passant par les marchés lisboètes ensoleillés, regorge de mille détails époustouflants et colorés, Lanthimos recourant parfois à un effet fisheye pour accentuer l’allégorie et l’étrangeté. On pense tour à tour à David Lynch, Terry Gilliam, Wes Anderson ou Jean-Pierre Jeunet. L’étrangeté est renforcée également par la bande-son, et les costumes mirobolants, tout en matières fluides, chemises à jabots et épaules bouffantes, qui accompagnent l’évolution de Bella.
Des rictus pince-sans-rire de Canine à la gouaille franche de La Favorite, le cinéma de Lanthimos se déride progressivement – mais c’est, au final, avec le même regard, amusé et glacial, qu’il dissèque la société, scrutant ses « pauvres créatures » avec tendresse et cruauté. Conte rétrofuturiste, farce morbide ou récit d’apprentissage féministe, le résultat est absolument réjouissant, et peut-être son meilleur film jusqu’ici - du moins le plus abouti, sur les intentions comme sur les ambitions.
RÉALISÉ PAR : YORGOS LANTHIMOS
AVEC : EMMA STONE, WILLEM DAFOE, MARK RUFFALO, RAMY YOUSSEF, SUZY BEMBA
PAYS : ROYAUME-UNI, ÉTATS-UNIS, IRLANDE
DURÉE : 141 MINUTES
SORTIE : LE 17 JANVIER
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