Un nouvel espoir Solar-Punk ?
Cela fait quelques années que les amateurs et amatrices de science-fiction sont sur les dents : le paysage est dominé par les univers prémâchés de Marvel et de DC, dont la qualité n’a cessé de chuter avec la quantité de films produits ; les quelques rares longs-métrages originaux, qui ne se rattachent ni à une franchise, ni à des ouvrages existants, se révèlent trop souvent des navets tout à fait oubliables (encore en 2023, le désastreux 65 – La Terre d’avant). Les quelques exceptions qui viennent contredire ce principe, comme l’excellent Nope (2022) de Jordan Peele (qui va puiser dans l’atmosphère de l’âge d’or spielbergien) ou Everything Everywhere All at Once (2022) de Dan Kwan et Daniel Scheinert (qui tend plus vers le grand guignol joyeux et le mélange des codes) gardent malgré tout un ancrage important avec le présent, et naviguent entre la science-fiction et le fantastique. Le space opéra ou la hard SF, osant présenter des univers totalement étrangers, fleurissent encore régulièrement dans les circuits indépendants mais il s’agit alors de sorties confidentielles, par exemple avec Prospect (2018) de Zeek Earl et Christopher Caldwell, ou de co-productions internationales très éloignées d’Hollywood, comme avec Les Chroniques de Vesper (2022) de Kristina Buožytė et Bruno Samper.
C’est pourquoi The Creator, le nouveau film de Gareth Edwards (Monsters, Godzilla, Rogue One), sort du lot en assumant son double rôle de blockbuster et de SF prospective : explorer un futur en y projetant les problématiques et les conflits de notre monde à nous, tout en proposant un grand spectacle divertissant. Dans un futur pas si lointain, les États-Unis mènent une guerre sans merci à la Nouvelle-Asie (sorte de fédérations d’États ou de communautés, allant du Japon à l’Indonésie). L’enjeu ? Pour les Américains : l’éradication de l’Intelligence artificielle et des simulants, des robots « humanisés », qu’ils accusent d’avoir fait exploser une bombe nucléaire sur Los Angeles et de menacer l’humanité. Pour les rebelles néo-asiatiques : combattre l’impérialisme américain et fonder une société où humain et IA pourraient vivre harmonieusement. Au milieu de ce conflit, le long-métrage suit l’histoire de Joshua, militaire états-unien longtemps infiltré au sein des forces rebelles et d’Alphie, petite fille simulante, présentée comme une « arme » (de destruction massive) par les USA.
Disons-le franchement : même si le film ne manque pas de défauts d’écriture importants, il détonne complètement au milieu du paysage des blockbusters américains. Sorti fin septembre (bien après la période estivale des « grosses sorties »), produit pour moins de 80 millions de dollars (quand les grosses machines de Marvel franchissent maintenant allègrement la barre des 200 ou 300 millions), il écrase pourtant la concurrence en offrant un tour de force visuel et une solide fable politique. C’est sans doute son approche esthétique, le soin apporté à ses effets pratiques et virtuels, qui fera le plus date : The Creator est magnifique. Son univers visuel, mêlant le cyber-punk et surtout le solar-punk, réussit parfaitement à rendre crédible un monde, celui de la Nouvelle-Asie en particulier, où le gigantisme technologique se marie assez harmonieusement avec la nature et avec l’échelle humaine.
Politiquement, le long-métrage s’inscrit dans la longue tradition critique du cinéma de science-fiction américain (La Planète des singes, Soleil vert, Rollerball, etc.) : il s’attaque directement à l’impérialisme des États-Unis, comme l’aveuglement des « causes justes » et le déni complet des populations étrangères qui sont dominées et massacrées par le Nomad, immense vaisseau spatial, en orbite basse, qui peut frapper directement sur le territoire « ennemi ». Les renvois symboliques à la guerre du Vietnam et à celle d’Irak sont évidents ; le cinéaste emprunte aussi une patine vintage, pour l’armée des USA qui semble tout droit sortie de la Guerre froide et pour les robots dont les designs ont quelque chose de vieillot (assez proche de la démarche du « futur vieilli » chère à George Lucas dans ses Star Wars). Tous ces éléments ne cherchent pas à s’imposer au récit et au divertissement, mais il forme un sous-texte, on pourrait même dire, un texte, vu la transparence des métaphores, à suivre en parallèle.
S’il serait vain de dresser une liste des influences d’Edwards, on doit quand même noter que le film reprend des pans entiers de Rogue One (2016) ; le Nomad évoque l’Étoile noire, la fin des deux films se répondent directement. De manière plus profonde, le long-métrage suit la démarche de Lana Wachowski dans son Matrix Résurrections (2021), le quatrième de la saga : les machines n’étant plus présentées comme une menace (quasi)monolithique mais aussi comme une branche de l’évolution technologique avec laquelle l’humain doit trouver un terrain d’entente. The Creator prend donc le contrepied de la fiction à la Terminator pour opposer la violence et l’intolérance humaine à une symbiose nature-humanité-machine dont découle son esthétique solar-punk. Toutefois, la question du transhumanisme n’est jamais creusée et les simulants fonctionnent surtout comme des miroirs de la différence humaine, comme une version radicalisée de l’Autre.
Alors oui, le film ne manque de défauts, qui tiennent presque tous de son ancrage hollywoodien : des gags s’incrustent régulièrement dans l’action ; les retournements et les secrets se devinent facilement, tant les ficelles sont grosses ; le récit devient parfois chaotique, voire multiplie les situations absurdes ou impossibles, en particulier dans le climax final. Le plus frappant étant sans doute les déplacements spatiaux en contradiction manifeste avec les environnements dans lesquels évoluent les personnages : ils semblent se téléporter et quand un compte-à-rebours le souligne, c’est encore pire… Le scénario aurait mérité un retravail important et des scènes entières semblent avoir été sacrifiées ou raccourcies, surtout dans le dernier tiers. Ce problème de la mise en récit, qui serait secondaire par rapport aux montagnes russes du montage et des effets spéciaux, est un des grands vices de l’industrie hollywoodienne actuelle qu’Edwards n’évite pas…
Il se rattrape malgré tout grâce à ses personnages attachants et en créant des enjeux réels qui, eux aussi, font diablement défauts dans les grosses productions contemporaines. La mort est omniprésente dans The Creator, la guerre tue, la guerre ravage et la caméra le montre. Si elle est euphémisée grâce à la présence des robots et à l’invisibilisation du sang et des dégâts physiques (censure américaine oblige pour s’assurer une diffusion large), il ne fait aucun doute que les personnages, principaux et secondaires, sont perpétuellement en danger de mort. La violence avec laquelle l’armée américaine se conduit, plus froide et moins caricaturale que dans le premier Avatar (2009), rend plusieurs passages vraiment glaçants. Là aussi, l’imaginaire du Vietnam et de l’Irak touche le public au cœur : ce qu’on nous montre, c’est (presque) la réalité des guerres états-uniennes.
Ne boudons pas notre plaisir : les défauts de The Creator ne sont pas grand-chose par rapport à ses promesses (enfin) tenues. Difficile de ne pas y voir une sorte de mélange réussi entre Elysium et Chappie de Neill Blomkamp qu’on avait présenté, en son temps, comme l’un des nouveaux espoirs de la science-fiction contemporaine. Gareth Edwards poursuivant ses recherches (et peut-être ses obsessions) sur le monstrueux, le pouvoir de destruction total et la liberté qu’on peut ménager entre les deux, nous prouve qu’il est encore possible de produire des blockbusters de qualité, critique et populaire, dans le sens politique du terme. On ne peut qu’espérer que son démarrage un peu poussif aux États-Unis (peut-être dû à son propos anti-américaniste) ne le desserve pas trop son cinéaste.
RÉALISÉ PAR : GARETH EDWARDS
AVEC : JOHN DAVID WASHINGTON, KEN WATANABE, GEMMA CHAN
PAYS : ÉTATS-UNIS
DURÉE : 133 MINUTES
SORTIE : LE 27 SEPTEMBRE
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