Dans les pas d'Alice Guy, pionnière du cinéma
- Camille Wernaers
- 31 mai
- 4 min de lecture
Figure majeure de notre matrimoine, Alice Guy (1873-1968) a non seulement marqué l’histoire des femmes, mais aussi celle du cinéma. Comme tant d’autres personnalités féminines avant elle, elle a été reléguée aux marges de notre histoire pendant des années. Mais différentes initiatives récentes ont depuis participé à garder sa mémoire vive. Pour comprendre pourquoi ses films, vieux de plus d’un siècle, continuent de fasciner, nous avons mis nos pas dans ceux d’Alice Guy.

Quand ni l’écriture, ni la photographie, et encore moins le cinéma n’existaient, la transmission des histoires se faisait oralement. Selon l'anthropologue belge Jacinthe Mazzocchetti, c’est via les légendes, les contes et les mythes que l'humanité cherchait à répondre aux grandes questions qui l’animaient, par exemple celles autour de la naissance et de la mort. Et c’étaient notamment les femmes qui se chargeaient de cette transmission. Au 17e siècle, en France, la conteuse Marie-Catherine d'Aulnoy publie le recueil Les Contes des Fées (1697) qui forgera l’expression qui nous est restée pour qualifier ces histoires qu’on raconte toujours aujourd’hui. À travers les méandres du temps, cette révolution fait écho à une autre, qui se produit deux siècles plus tard, en France toujours : la sortie du premier film de fiction réalisé par une femme, La Fée aux choux, en 1896.
La première fée de l’histoire du cinéma
Dans un jardin en noir et blanc, filmé en plan fixe, la première fée du cinéma, médium qui vient lui-même de naitre, donne vie à des bébés en les sortant des choux. On doit ces images à Alice Guy, jeune dactylographe au sein de l’entreprise Gaumont, qui fabrique des caméras. Elle a assisté, un an plus tôt, à une projection des frères Lumières. Le cinéma existe déjà, mais les films de l’époque se contentent souvent d’être des photographies animées : on filme un train qui passe ou des vagues qui s’écrasent sur le rivage. Alice Guy est la fille d’un libraire, elle a vécu toute sa vie entourée de ces histoires que les êtres humains ont besoin de se transmettre. Elle voit dans le cinéma une nouvelle manière de les raconter. « C’est intéressant que l’un des plus anciens personnages de fiction cinématographique soit une fée, qui fait naître des bébés toute seule », s’amuse Marie Vermeiren, fondatrice du festival de cinéma belge Elles Tournent, qui met en avant le travail des réalisatrices du monde entier et dont le nom ne doit rien au hasard, et beaucoup à Alice Guy : « Pour elle, le fait de raconter des histoires était lié aux femmes, donc le cinéma l’était aussi ! Un jour, dans une conférence devant un public féminin, elle a lancé : ‘Mesdames, tournez !’. Avec notre festival, nous répondons : ‘Eh bien, elles tournent !’ »

Une réalisatrice précurseuse
Alice Guy aussi a énormément tourné, essentiellement des courts-métrages muets pour faire la promotion du chronophotographe commercialisé par Gaumont. Son travail se complexifie et elle crée des techniques spécifiques, le gros plan par exemple qu’elle emploie pour la première fois dans Madame a des envies (1907) qui suit, avec une grande liberté de ton, une femme enceinte volant de l’absinthe ou une cigarette pour les consommer face caméra. Un an auparavant, en 1906, elle a tourné ce qui est toujours considéré comme le premier péplum, La Vie du Christ, en 25 scènes. Les personnages évoluent dans différents décors, avec de nombreux costumes. Elle utilise aussi les figurants à différents endroits de ses cadres pour donner de la perspective et, surtout, elle y utilise des effets spéciaux. Elle est d’ailleurs citée comme l’inventrice de la surimpression.
En 1906 encore, confirmant un peu plus son rôle de précurseuse, elle réalise Les Résultats du féminisme, dans lequel elle inverse les rôles genrés pour mieux critiquer la charge domestique : ce sont les hommes qui cuisinent et s’occupent des enfants, tandis que les femmes se prélassent sur des fauteuils. Dans nombre de ses films d’ailleurs, les femmes tirent au revolver, sont irrévérencieuses ou tiennent tête aux hommes.

Elle est aussi une pionnière dans ses techniques cinématographiques. Si elle s'envole pour les Etats-Unis en 1907, c'est pour promouvoir les phonoscènes, des courts films synchronisés avec une bande sonore enregistrée à part, un procédé compliqué qui sera finalement abandonné, mais qu’Alice Guy a employé pour tourner les premiers films parlants, bien avant les « talkies » d’Hollywood, qui apparaîtront 27 ans plus tard et mettront fin au cinéma muet. Elle y fonde Solax, son propre studio de cinéma, et son mot d’ordre pour les acteurs et actrices, « Be natural », soit « Soyez naturel·les », change à jamais la manière d’interpréter un personnage devant une caméra. En 1912, elle réalise A Fool and His Money, le premier film ayant une distribution entièrement afro-américaine. Elle produit 600 films, dont la plupart sont désormais perdus, avant d’être obligée de liquider Solax pour éponger les dettes de son mari. Elle rentre alors en France et se consacre à l’écriture… de contes pour enfants, visiblement toujours aussi inspirée par sa bonne fée.
Deux documentaires, The Lost Garden (1995) de Marquise Lepage et Be natural (2018) de Pamela Green, relatent la manière dont elle est tombée petit à petit dans l’oubli, notamment lorsque ses films ont été attribués à des hommes, ou lorsque ceux qui ont écrit l’histoire du cinéma n’ont même pas pris la peine de la citer. Une disparition qui en évoque une autre, racontée par le documentaire Et la femme créa Hollywood (2016) des réalisatrices Julia et Clara Kuperberg : après la crise de 1929, les pionnières du cinéma muet, qui n’était jusqu’alors considéré que comme un art mineur, ont disparu à mesure que le cinéma devient une industrie et que les hommes (s’)y investissent. Elles s’appelaient Mary Pickford, Lillian Gish ou Lois Weber, et c’est vers elles que nous mènent les pas d’Alice Guy.