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Rencontre avec Julia Ducournau pour Alpha : "Malgré la noirceur de mes films je reste quelqu'un d'optimiste"

Alpha de Julia Ducournau
© O'Brother

Dans une époque sombre et chaotique où une maladie contagieuse sévit et transforme les mourants en statues de marbre, Alpha, 13 ans, revient de l’école avec un tatouage amateur sur le bras. Sa mère, médecin qui a vécu au plus près de la maladie, panique à l’idée que sa fille soit infectée par l’aiguille. C’est le moment que choisit Amin, l’oncle toxicomane d’Alpha, pour revenir dans leur vies. Troisième long-métrage très attendu de Julia Ducournau, Palme d’or en 2021 avec Titane, Alpha est un récit visuellement fascinant, à la recherche de repères dans un monde vicié où la connexion humaine semble figée. Sortie le 3 septembre.


Commençons par le commencement : Alpha, première lettre de l'alphabet grec, symbole du début des choses. Comment et pourquoi avez-vous choisi ce prénom pour votre héroïne, qui donne son nom au film ? 


Julia Ducournau : Elle s'est toujours appelée comme ça, parce que pour moi l’opposition Alpha/Oméga a toujours été très claire : mon personnage est au début de sa vie, et doit trouver ses propres contours dans un monde où tout meurt. L'oméga représentant la fin, l'alpha représentant le début, c'est vraiment de là qu'est partie cette idée. Alpha, c'est aussi le nom qu'on donne à la première étoile quand on découvre une constellation. Dans la première scène, Alpha trace une constellation sur le bras de son oncle. C'était donc pour amener cette idée, à la fois néfaste et magnifique, d'interconnexion des êtres, des temporalités, et celle de la contamination, qui se répand dans le film

Alpha de Julia Ducournau
© O'Brother

Il y a quelque chose de très logique et réfléchi dans votre cinéma, à partir de quoi vous développez un langage visuel puissant. Ça passe par la peau, les détails de la chair : dans Titane c'était notamment filmer l'intérieur d'une bagnole comme on filme des tripes. Ici, comment avez-vous développé ce rapport à la physicalité ? Notamment avec votre chef opérateur, le Belge Ruben Impens (qui était déjà sur vos films précédents) …  


Avec Ruben, ce qui nous importe, et nous emporte presque, c'est de trouver la bonne lumière pour exprimer au plus près les émotions des personnages, et celles que je veux convoquer. Evidemment on se parle en amont, mais ça se passe aussi sur le plateau, à chaque scène. Typiquement, dans la manière de filmer le corps de Tahar, je pense à la scène où Alpha et lui s'enlacent en pleurant :  il y a une douche de lumière qui vient creuser son corps, et pour le coup la pietà de Michel Ange était une référence assez directe - comme elle l'était dans Titane aussi. Je pense que cette image nous hante un peu beaucoup (rire). L'idée était d’aller creuser le corps de Tahar, pour signifier ce grand moment de vulnérabilité partagée. Mais aussi pour donner des indices sur ce qu'allait advenir son corps à la fin du film. Aussi, le personnage de Tahar porte énormément la notion de sacré que je veux implanter dans le film. Du coup on a créé des auréoles, en le filmant beaucoup en contre [plongée], avec des gros flares qui lui donnent une espèce d'auréole de saint. 


Paradoxalement, dans ce film vous prenez une distance par rapport au cinéma de genre, mais un rapprochement avec ce que vous racontez : on sent que c'est votre film le plus personnel, où vous vous mettez le plus à nu. 


Je savais que le film allait être un drame, avant toute chose. Déjà, il y a la question essentielle des mots : en général j'ai une forme de méfiance et de pudeur envers eux, je crains toujours qu’ils prennent le pas sur l'image et sur l'émotion. Mais dans Alpha il est question de briser les non-dits, parce que tant qu'on n'a pas verbalisé les choses, il n'y a pas de possibilité de renouveau. Du coup je savais qu'il fallait que mes personnages se confrontent à la parole, ce qui est assez nouveau pour moi. En ça, ça me met très à nu, parce que mon rapport aux émotions est beaucoup plus direct. Donc ça c'est vrai que ça a été un gros défi. Et puis ça change aussi la direction d'acteurs. J'ai évidemment dirigé énormément les corps puisque c'est ma manière de fonctionner, mais tout à coup quand tu as des scènes de dialogue où les gens se mettent à nu, la question d'où poser la caméra, quelle lentille choisir, se joue de manière encore plus précise. Parce qu'il y a cette volonté d'être dans leurs émotions, et en même temps de les laisser vivre, respecter leur intimité. C’est autrement plus difficile qu’un plan-séquence de 5 minutes avec 400 figurants, comme dans Titane. C’est dur techniquement, mais c'est pas la même remise en question personnelle.

Alpha de Julia Ducournau
© O'Brother

Un mot sur la Belgique, puisqu’à l’instar de Grave et Titane, ce film est une coproduction belge (avec Frakas Productions de Liège) … 

Oui, [hormis le chef op, Ruben Impens NDLR], l'équipe son aussi était belge, avec Paul Maernoudt et ses assistants. C'est vrai que j'ai un réel attachement avec la manière de travailler des techniciens belges. Ça vaut pour Ruben mais aussi pour mon étalonneur Peter Bernaers, un grand artiste que je respecte énormément. Ce sont des gens qui mettent le film et l'émotion au centre. Même s'il y a une grosse préparation en amont, l'idée c'est d'être toujours au diapason de ce qu'on veut faire ressentir dans chaque scène, dans chaque plan, plus que toute question de style, ce que j'apprécie énormément.


Alpha tente de trouver du sens dans un monde mortifère, quelque chose qui résonne aussi fort avec l'époque actuelle. C’est le propos politique du film ?


Oui, ce film est parti d'un constat d'échec personnel : celui de ne pas pouvoir mettre de mots sur le monde dans lequel on vit. Je me trouve, et je nous trouve tous, dans un état de sidération colossale, qui augmente de jour en jour. On est dans le repli de soi permanent, la communication semble de plus en plus impossible, et l'art a de moins en moins de place. Il est constamment relégué à l'idée de divertissement, comme s'il ne fallait pas montrer, nommer, mais regarder ailleurs le temps que ça passe. Ça pour moi, c'est impossible. Je crois que je fais ce métier parce que justement j'ai besoin de nommer, montrer les choses. J'ai toujours eu ce besoin-là. Du coup pour essayer de purger cette impuissance que je ressens, je me suis projetée dans la première fois où j'ai eu cette impression que le monde se dérobait sous nos pieds et qu'il n'y avait pas d'autre issue que la mort. Je l'ai perçu très fort de mon point de vue d'enfant dans les années 80-90. C'est pour ça que ça m'a ramenée là-bas. 

Alpha de Julia Ducournau
© O'Brother

J’ai lu quelque part que tous vos films sont des films d'amour, finalement.


Toujours. La question de l'amour inconditionnel est déjà présente dans Grave et Titane. A la fin de Grave, Alexia visite sa sœur en prison, et leurs visages se confondent dans la vitre : on sait que ce lien ne sera jamais perdu malgré tout ce qui les a déchirées. Dans Titane, la question de l'amour total qu'on peut avoir pour quelqu'un qui pourrait nous amener à notre perte, est essentielle. Et ici, la question de l'amour, je la creuse encore plus. D'une certaine manière, on peut dire que dans Grave et Titane il y avait quelque chose d'idéalisé, alors que dans Alpha je m'interroge beaucoup plus sur la responsabilité qu'on a, quand on aime quelqu'un, de lui laisser sa liberté. Ça intervient beaucoup dans la question du laisser-partir, du deuil impossible. Mais malgré la noirceur de mes films, je reste quelqu'un d'optimiste. Je crois aux cycles, et je pense que les périodes les plus noires peuvent donner naissance à un renouveau, peut-être à des formes plus radicales de narration, à la réaffirmation du pouvoir symbolique de la fiction, quelque chose qu'il faut remettre au centre de manière véhémente et radicale. Dans la fin de tous mes films, il y a toujours une lumière. Et vu que j'ai très foi en la jeune génération, tous mes films se finissent sur elle. Pour moi, les choses gardent du sens grâce à ça. Il faut beaucoup d'amour, et l'amour est un acte de résistance en ce moment. 




Alpha : Réalisé par Julia Ducournau. Avec Golshifteh Farahani, Tahar Rahim, Mélissa Boros… Durée : 2h08. Pays : France/Belgique. Sortie le : 3 septembre.

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