top of page

Wes Anderson : D'où vient l'émotion dans son cinéma ?

La Famille Tenenbaum, de Wes Anderson
© American Empirical Pictures

J’ai découvert le cinéma de Wes Anderson au tournant des années 2000, à l’époque où j’étais une étudiante cinéphile. C’est le succès de Bottle Rocket (1993), son court-métrage sur des cambrioleurs texans pas très doués, qui donna l’impulsion à ce cinéaste autodidacte de l’adapter pour son premier long-métrage, avec le même titre. Vinrent ensuite Rushmore (1998) et La Famille Tenenbaum. Cette comédie désabusée sur une famille dysfonctionnelle compte encore aujourd’hui parmi mes films favoris. J’ai été conquise par cet univers cinématographique parfaitement ordonné fait de couleurs saturées, de costumes rétro et de cadrages millimétrés. Mais au-delà de la forme, c’est aussi beaucoup les relations entre les personnages qui m’avaient touchée. Que ce soit Max, le lycéen entêté de Rushmore, les dépressifs anxieux de la fratrie Tenenbaum, ou encore Steve Zissou, l’océanographe excentrique de La Vie Aquatique, les héros d’Anderson sont des êtres mélancoliques qui drapent leur blessures dans une quête d’aventures. Un univers où les adultes parlent comme des enfants et vice-versa, où l’humour a la politesse du désespoir, et où la famille est une notion très large. Cette façon de dédramatiser le passage à l’âge adulte en montrant que les adultes ne sont finalement que de grands enfants, a résonné chez la jeune adulte indécise que j’étais. Derrière ses ambitions esthétiques, Anderson est un cinéaste avec une vive sensibilité. La forme influence le fond, et dans sa mise en scène, il a, ou plutôt, il avait, régulièrement recours à une technique afin d’accentuer les émotions : le slow motion. 

La Famille Tenenbaum, de Wes Anderson
© Touchstones Pictures

Ce dernier arrive lors de scènes chargées émotionnellement, et il est accompagné de musique, invariablement. Comme celle où Richie Tenenbaum attend nerveusement Margot, et que celle-ci descend enfin du bus et avance vers lui sur l’air de These Days de Nico. C’est Dignan qui tire fièrement sa révérence à la toute fin de Bottle Rocket. C’est encore Peter Whitman qui court derrière le train Darjeeling Limited censé l’emmener vers ses frères, et qui est parti sans lui ; ou encore Sam et Suzy, les gamins rebelles de Moonrise Kingdom, qui après s’être mariés lors d’une cérémonie scout, entament une marche nuptiale triomphale sur une mélodie d’Alexandre Desplat. Wes Anderson ralentit le temps pour faire durer ces moments précieux un peu plus. J’ai beau les avoir vues des dizaines de fois, devant ces scènes irrémédiablement je sens les larmes perler. Parce qu’au fond, elles parlent d’amour. Romantique, amical ou familial, c’est un amour souvent empêché ou frustré, mais qui finit par se frayer un chemin. Le ralenti est une façon de le célébrer.

Moonrise Kingdom, de Wes Anderson
© American Empirical Pictures

Au fil des années, Wes Anderson est passé de cinéaste hipster méconnu du grand public à une superstar. Mais plus ses films grimpaient les marches des festivals, moins je les trouvais convaincants. De l’influence austro-hongroise de Budapest Hotel à l’inspiration japonaise de L’Île aux Chiens en passant par l’hommage au journalisme de French Dispatch, ses derniers opus, bien que visuellement très aboutis, me laissaient sur ma faim. En creusant j’ai fini par comprendre. Le slow motion avait quasiment disparu, laissant moins de temps aux émotions de s’ancrer. Avec le temps, la forme l’avait emporté sur le fond. Il y a bien quelques brèves apparitions, notamment le joli et court flashback de Grand Budapest où le héros évoque feu sa fiancée. Mais globalement, de Léa Seydoux dans French Dispatch, Saoirse Ronan dans Grand Budapest ou encore Scarlett Johansson dans Asteroid City, les émotions désormais sont confinées au passé, dans un bref souvenir d’amour pour une femme disparue, inacessible ou décédée. Et surtout, plus rien, ou presque, ne vient ralentir ce rythme effréné dans lequel plusieurs récits s’entremêlent. On ne s’attache plus aux personnages, qui servent surtout de prétexte à la mise en images. 


Au Festival de Cannes 2023, j’ai réussi à obtenir le micro, et lui poser directement la question : où est passé le slow motion, Mister Anderson ? Sa réponse fut, en résumé : « Je note ! Peut-être que je devrais le réintroduire... ». Reste plus qu’à voir The Phoenician Scheme pour savoir s’il a écouté mes merveilleux conseils avisés.




bottom of page