Amours et feux d'artifices
Avant le lancement de son premier numéro papier en octobre 2022, la rédaction de Surimpressions vous propose une série d'articles en avant-goût.
Son nom est un programme, une promesse. Everything, Everywhere All at Once. Pari tenu ? Assez. Et pourtant c’est un petit miracle si le long-métrage réalisé par Daniel Kwan et Daniel Scheinert a finalement gagné nos salles. Il le doit à son succès aux États-Unis – succès relatif mais qui lui a déjà permis de rembourser ses 20 millions de budget – où il est sorti en mars dernier et surtout à un bouche-à-oreille très positif.
« Petit » film indépendant, Every… ringardise l’immense majorité du cinéma de divertissement de notre époque, tant d’un point de vue narratif que visuel. Usant surtout d’effets pratiques et de jeux de montage, il crée un flux constant qui happe spectateurs et spectatrices. Mais s’il est une chose qui frappe et renverse, c’est sa richesse esthétique, faite de bric et de broc, d’une infinie variété d’éléments ordinaires et bien réels qui, mis ensemble, mélangés, transformés, donnent quelque chose de jamais vu. Pas une scène sans qu’on puisse admirer l’inventivité des cinéastes, qui fait penser à celle d’une bande d’enfants jouant à se déguiser dans un magasin de farces et attrapes.
Every… incarne son propre discours : c’est un film issu d’un univers parallèle où le divertissement hollywoodien ne s’est pas racorni ; où les remakes et les franchises ne dominent pas toute la production ; où l’homosexualité d’un personnage n’est pas effacée, cachée, minorée et devient même un enjeu majeur ; où l’humour ne condamne jamais l’action et où les personnages croient profondément, sans ironie ou discours méta-narratif, à l’univers où ils et elles évoluent ; où le grand spectacle n’est pas traité comme un produit à marketer en fonction des attentes mais comme un champ d’expérimentation et de plaisir partagé entre réalisation et vision. Au fond, c’est un peu comme si les sœurs Wachowski avaient monté un film avec Tsui Hark… Notons aussi qu’il bénéficie énormément des prestations de Jonathan Ke Quan et surtout, surtout de Michelle Yeoh, impressionnante de justesse.
Le long métrage n’est pas parfait. On pourrait discuter de certaines blagues jouant sur des stéréotypes faciles ou du jeu parfois vraiment trop outrée de Stephanie Hsu. Surtout, Every… succombe par moment à la faiblesse de sa forme satirique : en critiquant un modèle narratif éculé, il finit par devenir lui-même un fable ultra-efficace. Le serpent se mord ainsi la queue : ce qui au départ vise à déconstruire un genre ou type de récit finit par y retourner quitte à y exceller. Ses références très explicites (à Matrix, au cinéma hongkongais, à la pop-culture en général) et sa manière de moquer les grands studios (avec sa version foldingue du multivers marvellien) sont particulièrement jouissives mais le film n’en demeure-t-il pas moins un divertissement assez inoffensif ?
Car après tout, sa morale sur le « pouvoir de l’amour » et l’importance des liens familiaux a déjà été vue cent fois et n’est pas si éloignée de celle d’un film Disney. La différence tient dans la générosité avec laquelle les deux cinéastes traitent leur sujet. Et aussi, et ce n’est pas anodin, dans les détails de l’univers présenté qui explore des fondamentaux : les relations familiales évidemment mais, l’impôt, le travail, l’immigration, autant de thèmes souvent mis de côté par les grosses productions. Tirant d’une histoire qui pourrait être un simple drame familial déguisé ou une crise de psychose administrative, il parvient à dépasser complètement son statut pour frôler, parfois, ce frisson cosmique qui naît de l’expérience cinématographique. Alors oui, on vit un climax tout en discours un peu niais et en déclarations d’amour… mais réalisé avec une sincérité dont on avait pu oublier l’existence en regardant des blockbusters lambdas.
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