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Dossier : Adapter la science-fiction, mission impossible ?

© Niko Tavernise

Alors que le deuxième volet de Dune arrive dans les salles obscures, le débat ne va pas manquer de ressurgir : Denis Villeneuve a-t-il réussi à rendre à l’œuvre éponyme de Frank Herbert toute sa complexité ? Est-il seulement possible d’adapter une forme littéraire aussi foisonnante et prospective que la science-fiction ?


Si on s’en tient à la quantité, la science-fiction a toujours été un sacré filon pour le cinéma et pour Hollywood en particulier[1]. Le cas de Philip K. Dick est symptomatique. L’auteur américain a été adapté et réadapté jusqu’à plus soif : Blade Runner, Total Recall, Planète hurlante, The Truman Show, Minority Report, A Scanner Darkly, Passengers et la liste n’est pas exhaustive ! Mais qu’on évoque les bons ou les mauvais films, l’œuvre de K. Dick a surtout servi de base à des cinéastes ou des producteurs pour développer leur propre vision, utilisant ses récits comme des prétextes ou n’en gardant que quelques éléments clés.


Blade Runner (1982) n’est pas une pure translittération du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, bien au contraire. Dans son livre, K. Dick présente, non sans ironie, une société post-apocalyptique, des mutants, certes une interrogation sur ce qui différencie l’humain et la machine mais centrée surtout sur le crépuscule de la civilisation et du vivant.  Ridley Scott a choisi de s’enfoncer dans une esthétique très sombre et cyberpunk, tout en mêlant les codes du polar avec un questionnement métaphysique sur notre rapport à la réalité, au soi, à l’individualité. Les multiples versions du film montrent aussi à quel point il est le produit d’un cinéaste-auteur (un brin mégalo ?). Sa suite, Blade Runner 2049 (2017), en développant un discours méta sur son prédécesseur, autonomise encore plus la version cinéma de son original de papier.


Le cas de Total Recall (1990) est assez proche, quoiqu’il suive une logique d’exploitation tout à fait différente. Chez Paul Verhoeven, la nouvelle Souvenirs à vendre est complètement transformée pour passer d’un récit d’espionnage à rebondissement qui questionne notre conception du vrai, de la mémoire, pour devenir une aventure de science-fiction pulp agrémentée de critique sociale. Dans ces deux cas, K. Dick est loin mais la trahison est fructueuse.


Dune : parfaitement inadaptable ?


Avec le cycle de Dune de Frank Herbert, l’affaire se complique. En effet, l’histoire qui démarre avec le roman Dune est celle d’un immense space opéra où les luttes politiques et économiques croisent une interrogation presque métaphysique sur le pouvoir, la responsabilité et la révolution. Herbert a toujours été fasciné par la religion, la mystique, le fait de croire et les effets du croire (l’aveuglement, le fanatisme, la libération) et Dune est peut-être la cristallisation la plus aboutie de ses expérimentations narratives sur le sujet. Par essence, le space opera semble être une des branches de la science-fiction les plus difficiles à adapter : comment rendre justice à des univers parfois immenses, pléthores de personnages et d’intrigues ? La tentative échouée d’Alejandro Jodorowsky est devenue légendaire et a même abouti un documentaire sur le film qui aurait pu exister : Jodorowsky's Dune (2016). 


Le Dune (1984) de David Lynch, a connu une production chaotique, au point qu’il existe une version du producteur, sortie en salle, et la director’s cut du réalisateur lui-même. Aucune des deux itérations ne parvient pourtant à convaincre, même si on peut aimer le film comme on aime une sucrerie trop acidulée. Lynch fait surtout passer la mystique d’Herbert à travers la musique, les visions et la voix intérieure de son protagoniste Paul Atréides mais, comme pour Scott ou Verhoeven, c’est surtout une occasion de mettre en scène ses propres thèmes et obsessions. Exit la grande fable politique galactique et bienvenu au récit initiatique au milieu d’un univers freak, parfois à la limite du grotesque.


Le premier volet de l’adaptation de Denis Villeneuve, sorti en 2021, adopte une approche visuelle diamétralement opposée. En effet, il privilégie une esthétique beaucoup plus ascétique, presque brutaliste, où le vide des espaces gigantesques doit justement mettre en valeur la dimension « magique » ou au moins surnaturelle de la planète Dune et le tragique destin des personnages. Or, si cette première partie se permet de développer plus en profondeur l’univers d’Herbert, elle reste, elle aussi, accrochée aux codes du récit d’initiation et à l’affrontement trop caricatural entre deux familles. Notons quand même que le sous-texte écologique, bien présent dans l’œuvre d’origine, est plus frontalement traité chez Villeneuve et surtout que le deuxième volet promet justement de développer la dimension space opera du Dune original. On saura, après son visionnage, si le cinéaste a réussi à briser la malédiction et à produire un long-métrage faisant vibrer une corde cosmique.


© Anarchos Pictures

Le contre-exemple : cartographier les nuages


À la différence du fantastique, qui s’inscrit en général dans le monde réel et dont les éléments surnaturels sont plus faciles à inscrire dans un cadre réaliste, la science-fiction donne donc du fil à retorde aux cinéastes et aux productions. C’est sans doute pour cette raison que beaucoup se tournent maintenant vers le format sériel, comme avec Le Maître du Haut Château (2015-2019) adaptation de K. Dick encore, Fondation (2021-en cours) qui s’attaque au cycle éponyme d’Isaac Asimov ou encore le tout récent Silo (2023-en cours) issu de l’œuvre de Hugh Howey.


Malgré tout, de nombreuses œuvres sont adaptées fidèlement. Hunger Games, auquel Surimpressions a consacré un dossier dans son numéro de novembre-décembre 2023, respecte parfaitement le ton de son autrice d’origine, Suzanne Collins. Il existe bien sûr des différences entre les deux versions, notamment dans le degré de violence présenté ou l’importance du questionnement politique, mais ils racontent la même histoire avec une intention quasiment identique.


Mais dans la catégorie des œuvres longtemps jugées inadaptables, le Cloud Atlas (2012) des sœurs Wachowski et de Tom Tykwer est sans doute le meilleur contre-exemple, la preuve que même les imaginaires les plus expérimentaux peuvent devenir matière cinématographique. Le film est issu du roman Cartographie des nuages de David Mitchell, récit éclaté entre plusieurs temporalités, plusieurs époques, mais suivant un fil rouge à travers ses différents univers. Ce rapport spécial au temps, la multiplication des tableaux historiques, passés et futuristes et la présence d’une ligne narrative commune rendent sa transposition particulièrement difficile.


Les Wachowski et Tykwer ont pourtant réussi à proposer, grâce au montage, une adaptation à la fois fidèle à l’esprit du livre et qui sait user de tous les codes du cinéma pour faire passer un message identique. Chaque époque approfondit son propre genre, passant du drame, à la comédie ou à la fable, et toutes interagissent entre elles. Le long-métrage montre comment la difficulté d’adaptation peut mener à l’inventivité et au développement de techniques de cinéma. Le montage des temps croisés de Cloud Atlas préfigure déjà celui des espaces croisés de la série Sense8 (2016-2018, également sous la houlette des Wachowski) ; un obstacle est devenu une opportunité !


Des univers à l’infini


L’évolution des effets spéciaux, dont le dernier Avatar constitue peut-être le summum actuel, laisse imaginer des possibilités toujours plus grandes pour le space opéra et la science-fiction la plus ambitieuse. Demeurent les contraintes purement commerciales : comment condenser La Saga du Commonwealth de Peter F. Hamilton, ses milliers de pages et ses multiples intrigues intriquées, sans en réduire la valeur ? Comment rendre justice au contemplatif Apprendre, si par bonheur ou aux aventures foisonnantes de L'Espace d'un an, tous deux de Becky Chambers, alors qu’elle refuse frontalement le diktat de l’action ou des structures de récits académiques ? 


La science-fiction est aujourd’hui moins à la mode que les univers de comics mais elle cache peut-être, dans ses trésors foisonnants, un des futurs du cinéma. Elle abrite autant d’histoires anticipatives, prospectives, aventureuses et d’inconnus radicaux qu’on puisse en concevoir. Face aux crises sociales, écologiques ou technologiques, elle se révèle toujours un outil puissant, qui dépasse la simple distraction. En somme, une infinité de possibles à explorer.



[1] Cet article est une version plus complète de celui publié dans le numéro 13 de Surimpressions.


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