Le 13 Septembre sortira Mystère à Venise, troisième aventure d’Hercule Poirot adaptée par Kenneth Branagh. L’occasion parfaite pour se replonger dans les intrigues rusées du whodunit, de L’Assassin habite au 21 à À Couteaux Tirés.
Sous-genre du film policier, le whodunit trouve avant tout son origine dans la littérature, avec les romans d’Agatha Christie. Très influencée par les Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle, l’écrivaine britannique développa dans ses fictions des années 20-30 une série de motifs qui constitueront rapidement les piliers du genre : un crime particulièrement retors, une galerie de personnages-suspects hauts en couleur, une figure de détective charismatique, une unité de lieu restreinte et enfin, une tonalité malicieuse qui permet au lecteur d’accepter les bifurcations rocambolesques de l’intrigue. Les aventures d’Hercule Poirot et de Miss Marple ravissent rapidement le public, séduit par la complexité des énigmes et le défi de démasquer le coupable avant le dénouement. Alors que le succès s’étend rapidement au-delà des frontières britanniques, avec notamment des auteurs américains comme John Dickson Carr, le cinéma ne tarde pas à s’emparer du genre.
Pourtant, à bien y regarder, adapter un whodunit sur grand écran n’a rien d’évident. Le cinéma est un médium avant tout visuel, qui tire sa force du mouvement et de la mise en scène. Or, le whodunit est un genre bavard, statique, où toute l’intrigue se déploie à travers de longues scènes de dialogues en huis clos. Les cinéastes doivent donc redoubler d’ingéniosité pour dynamiser l’ensemble et esquiver la désagréable impression de théâtre filmé. Des écueils que l’on retrouvera dans l’adaptation laborieuse du Crime de l’Orient-Express par Sidney Lumet, succession assez plate de scènes d’interrogatoire où seul Albert Finney tire véritablement son épingle du jeu en Poirot. La suite, Mort sur le Nil, menée par Peter Ustinov, sera néanmoins plus réussie. Le cinéaste John Guillermin a la bonne idée de tourner le film en décors naturels, en Égypte, ce qui donne au film une aura solaire et dépaysante. De plus, le cinéaste pense sa mise en scène au diapason des situations, avec des mouvements de caméra précis et des compositions de cadre qui rendent compte de l’évolution des rapports de force entre les personnages. Le tout donne un résultat extrêmement divertissant qui servira de modèle du genre dans son équilibre ludique entre aventure, humour, mystère et surprise.
Cependant, le whodunit n’est pas toujours une affaire à prendre à la légère. Pour Poirot, chaque interrogatoire est l’occasion de faire émerger le pire chez les suspects : passion enfouie, avidité, privilège d'une classe supérieure, etc. Même chose dans les romans de Georges Simenon, où la résolution de l’enquête de Maigret importe moins que la galerie de personnages médiocres qu’elle révèle. Souvent, le whodunit dresse donc un portrait incisif de l’être humain. Un versant sociologique qui n’échappe pas à Henri-George Clouzot dans ses films policiers des années 40 - L’Assassin habite au 21, Le Corbeau et le Quai des Orfèvres - qui transforment l'enquête en une vaste radiographie des mœurs de l’époque. Le genre atteindra sans doute son sommet de misanthropie avec Le Limier de Joseph Mankiewicz, film-concept redoutable qui voit deux personnages, Michael Caine et Laurence Olivier, se livrer à un vaste duel où les rôles de coupable et d’innocent évoluent d’une scène à l’autre, jusqu’à aboutir à une machination ultra-complexe ayant la haine de l’autre pour seul moteur.
Dans les années 2000, on retrouve les codes du whodunit dans d’autres genres : la comédie musicale avec Huit Femmes, le slasher avec Scream et Identity, et même le western avec Les Huit Salopards. À la fin des années 2010, deux saga-clés vont cependant relancer la mode : la relecture d’Hercule Poirot réalisée et jouée par Kenneth Branagh ainsi que la franchise À Couteaux Tirés de Rian Johnson.
Sur bien des aspects, ces deux succès commerciaux s’opposent. Les films de Kenneth Branagh se distinguent avant tout par leur absence de prise de risque - fait éloquent, le cinéaste a choisi de porter à l’écran les mêmes histoires que dans les années 70 : Le Crime de l’Orient-Express et Mort sur le Nil. La version de Poirot par Branagh se montre peu convaincante, trop héroïque, trop moralisatrice, dépourvue de la bonhomie teintée de grandiloquence qui faisait tout le charme du personnage dans les romans. Ses films jouent la partition du whodunit sans apporter quoique ce soit à la formule, si ce n’est une surenchère d’effets numériques d’un goût douteux.
De l’autre côté du spectre, Rian Johnson s’en sort mieux avec À Couteaux Tirés. Sur le papier, le film coche toutes les cases du genre, avec son manoir lugubre, son enquêteur excentrique - ici Benoit Blanc, joué par Daniel Craig - et son meurtre impossible. Classique ? C’était sans compter sur la malice de Johnson, qui déroule une intrigue particulièrement bien ficelée et moderne, notamment inspirée par un whodunit méconnu des années 70 : Les Invitations Dangereuses d’Herbert Ross. La narration d’À Couteaux Tirés enchaîne donc les surprises, à commencer par celle de nous montrer le déroulé du crime au bout d’une demi-heure, avant d’enchâsser une seconde énigme via cette révélation. Même audace au niveau du détective, qui reste ici une figure assez secondaire, alors que la véritable héroïne du film est Marta, une infirmière cubaine jouée par Ana de Armas, plongée malgré elle au cœur du puzzle. Un choix évidemment politique : derrière le divertissement mené tambour battant, À Couteaux Tirés est une attaque féroce envers l’Amérique de Trump et le mépris des classes bourgeoises à l’égard des minorités. Le second opus, Glass Onion, se montrera moins solide dans son intrigue mais poussera plus loin la satire : tout le récit gravite autour de la figure d’un milliardaire ahuri joué par Edward Norton, une sorte de parodie d’Elon Musk et du monde de la tech. Un programme jubilatoire qui montre bien que derrière le divertissement et les crimes alambiqués, les whodunit sont sans cesse à la recherche d’une autre vérité : celle d’un monde toujours plus sournois et vil.