Surimpressions a le plaisir de suivre cette 23e édition du Cinemamed, festival du cinéma méditerranéen de Bruxelles, toujours en cours jusqu’au 8 décembre. Penchons-nous sur deux films aujourd’hui : un long-métrage de fiction proche du conte sur l’Italie contemporaine et un documentaire sur les violences sexuelles dans le milieu du théâtre espagnol.
La Chimera d’Alice Rohrwacher
C’est devant une salle comble et enthousiaste qu’est passé ce samedi au Palace La Chimera. Présenté en compétition, il a fait monter la barre très haut en ce début de festival. Histoires intriquées de pilleurs de tombe, d’amour impossible, de familles et d’individu·es en perdition, sa réalisatrice peint le portrait d’une Italie tiraillée, déchirée par la modernité bétonneuse et la pauvreté qu’on ne saurait voir. Ses personnages font beaucoup pour le film : Josh O'Connor campe un protagoniste toujours à la limite du décrochage, hanté par trop de fantômes ; Carol Duarte en mère espiègle étincelle dans l’étrange, le décalage, parvenant à tout faire passer par de petites expressions, des regards, des mouvements de lèvres. Lors de ses apparitions, elle seule existe à l’écran.
Alice Rohrwacher nous offre, pour son troisième long, un chef-d'œuvre plein de grands écarts. Parfois contemplatif, parfois dynamique au point de faire sursauter son audience, le film alterne entre techniques de réalisations quasi expérimentales (les inversions horizontales sont les plus frappantes) et des passages musicaux qui réinterprètent/redéveloppent l’histoire à travers la chanson populaire. Non seulement cet échafaudage tient debout, comme par magie, mais il fait monter spectateurs et spectatrices toujours plus haut, dans les sphères du mythe, de l’art éternel, de la beauté avant de les replonger dans les sentiments les plus concrets, la peur terrible, l’amour qui nous grignote lentement et la drôlerie burlesque dont on a jamais assez. Notons d’ailleurs que beaucoup d’italophones étaient dans la salle et que les répliques ont l’air encore plus savoureuses pour qui comprend la subtilité de l’italien et des argots.
Grand film plastique, merveille de construction et de narration, La Chimera porte aussi une multitude de textes et de sous-textes. Le sort des classes populaires bien sûr, avec son équipe de bras cassés pilleurs de tombe ; le traitement par l’État italien des richesses de son héritage, qu’on protège (très) vaguement quand on ne laisse pas les industriels ou les promoteurs bâtirent à tout va ; et puis la condition des femmes, qui se distingue lors de plusieurs moments d’anthologie, notamment un quatrième mur joyeusement fracassé et une fin collective qu’on ne divulgâchera pas ! S’il était sorti en 2023, La Chimera aurait été l’un des joyaux du cinéma européen de cette année… Il faudra encore patienter un peu et même si aucune date de sortie officielle n’a encore fuité, on peut espérer le voir en salle dans les premiers mois de l’année 2024.
The Yellow Ceiling d’Isabel Coixet
Projeté au Palace dimanche, le documentaire d’Isabel Coixet est d’utilité publique. Il revient sur le combat d’un groupe d’actrices et sur les agressions sexuelles que leur a fait subir un professeur, puis directeur, du théâtre de Lleida. Patiemment, il décortique les mécanismes de la prédation, les schémas utilisés par cet homme charismatique, et présenté comme un héros local, pour séduire et agresser des adolescentes de 14 ou 15 ans. L’apprentissage du théâtre devenait le prétexte d’une sexualisation des corps et d’un rapprochement entre adultes et jeunes filles, au nom de l’art, de la performance, du génie… C’est aussi, bien sûr, un système qui est mis en accusation : il y a eu des rumeurs, des alertes, des sonnettes d’alarme mais il aura fallu presque vingt ans (de 2002 à 2019) pour vraiment changer les choses. Il fallait affronter l’inertie de la direction du théâtre, celle du maire du l’époque.
La puissance du documentaire vient des archives utilisées : extraits d’émissions télévisées et de spectacles avec les actrices alors adolescentes ; mais aussi beaucoup de photographies et de vidéos privées ou issues des réseaux sociaux. Le XXIe siècle est le siècle de l’image, et dans ce cas elles sont accablantes. Surtout, Isabel Coixet fait reposer son propos sur la reprise de l’espace et de la parole. Le collectif de femmes retourne sur les planches où elles ont rencontré leur agresseur et parfois subies ses attouchements ; leurs témoignages, couplés à ceux d’autres protagonistes et des nouvelles générations de jeunes actrices ayant eu à subir des agressions similaires, redessinent les limites du dicible. C’est une affaire de dignité et de reconnaissance. La mise en parallèle de plusieurs interventions du professeur en question, vantant le théâtre comme un lieu d’épanouissement ou le côté séduisant de la bohème artistique, est d’autant plus glaçante.
Œuvre engagée et essentielle contre l’hypocrisie et le silence, The Yellow Ceiling rappelle une triste réalité : les agresseurs sont rarement punis, même quand leur culpabilité est étayée par un monceau de preuves. En Belgique, le monde du théâtre connaît régulièrement des soubresauts, des sorties médiatiques courageuses d’actrices dénonçant un climat général ou des faits particuliers… sans qu’on ait l’impression que le problème soit réellement pris à sa juste mesure. Le film d’Isabel Coixet a ceci de paradoxal qu’il arrive à un moment de reflux ou même de backlash (contre-coup réactionnaire suivant la vague MeToo). Or, son propos est précisément de mettre en lumière le contexte qui explique qu’un agresseur sexuel puisse rester des années en poste, dans un milieu où il voit arriver chaque année de nouvelles potentielles victimes. Il est peu probable que le documentaire soit projeté dans les salles mais pas impossible qu’il soit accessible, un jour ou l’autre, en VOD ou SVOD. Si c’est le cas, ne le manquez pas !
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