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Flashback : Werner Herzog

Le romantisme crépusculaire

© Lumière

La ressortie en salles ce 28 juin de Aguirre, la colère de Dieu, L'Énigme de Kaspar Hauser et Fitzcarraldo, trois grands films du cinéaste allemand Werner Herzog, est une excellente occasion d’interroger son cinéma et les grandes thématiques, sinon obsessions, qui sont les siennes.


Des paysages grandioses où l’humain apparaît comme une silhouette minuscule, se débattant, essayant de survivre ou désirant, pris de folie, devenir plus grand que la nature elle-même. S’il fallait résumer la période classique de Werner Herzog, ce serait ça : des histoires d’hubris, d’orgueil, de rage…de foi et d’espoir aussi. Au cours des années 1970-1980, le réalisateur allemand a planté le décor d’une lutte infinie et futile, en explorant avec un mélange de mélancolie et de fascination la relation entre l’humain et son environnement.


Aguirre, la colère de Dieu (1972) en est le prototype : des conquistadors cherchent la cité perdue (et bien sûr fictive) d’Eldorado au cœur de la jungle. Lope de Aguirre, interprété par Klaus Kinski qu’on va recroiser souvent dans cet article, incarne le jusqu’au-boutisme de ces colons chercheurs d’or. Manipulateur, mégalomane, il va petit à petit entraîner son groupe dans une spirale destructrice. La nature luxuriante et impénétrable qui entoure les Européens est une sorte de trompe-l’œil ; la vraie menace vient de l’avidité et de la folie du lieutenant Aguirre, de cette fièvre qui le consume et qu’il attise chez ses compagnons.


Les grands thèmes d’Herzog sont plantés : la puissance d’une nature séculaire, dont le silence semble moquer les efforts des humains qui essaient de la maîtriser ; sa beauté ambiguë qui tient autant à sa richesse qu’à son côté insaisissable ; la pente qui mène un homme ou des groupes humains vers l’autodestruction ; cette fascination un peu terrifiée pour la folie, parfois géniale, souvent meurtrière. Après un bref questionnement sur l’humanisme avec L'Énigme de Kaspar Hauser (1974), le réalisateur va se pencher sur une certaine idée du millénarisme*, d’abord avec Cœur de verre (1976) et surtout avec sa réadaptation du très célèbre Nosferatu le vampire (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau.

© Gaumont

Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) est sans doute, des trois films sur lesquels nous nous penchons, celui qui a le plus souffert du temps. Herzog suit la trame originale du roman Dracula de Bram Stoker de manière assez attendue : un jeune lettré naïf (Bruno Ganz) part en Transylvanie pour vendre un terrain à Dracula (Klaus Kinski) ; celui-ci l’emprisonne et part en Allemagne pour « dévorer » Lucy, l’épouse du jeune lettré (Isabelle Adjani). Si l’on met de côté des décors parfois un peu trop dépouillés et une reconstitution dont on sent le manque de moyen, son Nosferatu contient des scènes vraiment effrayantes, notamment dans le château du Comte et lorsque la peste envahit la ville allemande.


Mais plus que l’histoire du monstre assoiffé de sang, c’est encore une fois la réaction des humains sur laquelle le réalisateur se focalise. Il décrit une société lente et boursouflée de préjugés ; la dernière partie du film décrit une petite apocalypse où les responsables locaux sont totalement impuissants. On apprécie d’ailleurs que le personnage de Lucy soit ici présenté comme la seule à garder un semblant de clairvoyance face à un Docteur Van Helsing aveuglé par son esprit rationnel. Lucy se sacrifie… pour rien, donnant une conclusion bien plus fataliste que les réinterprétations, comme celle de Francis Ford Coppola, qui viendront par la suite.


S’il est un film où Herzog a transcendé son programme, c’est bien Fitzcarraldo (1982). Dans une province amazonienne du Brésil, au début du XXe siècle, un entrepreneur passionné par le chant lyrique (Klaus Kinski encore !) achète des terres propices à l’exploitation du caoutchouc. Problème : elles sont rendues inaccessibles au transport fluvial par des rapides. Qu’à cela ne tienne, il suffit de faire escalader le bateau à flanc de colline ! La caméra d’Herzog arrive à capter, encore plus que dans Aguirre, l’immense et froide beauté de la nature et, en vis-à-vis, les démarches démesurées tentant de vaincre ces obstacles. Plus que jamais, le cinéaste montre le projet impossible d’un individu au bord de la folie.


Fitzcarraldo a aussi quelque chose de très actuel. Après tout, il raconte l’histoire d’un génie (ou d’une personne se considérant comme telle), désirant amener au cœur de l’Amazonie de grands artistes lyriques de son époque, et devant pour cela détruire des pans entiers de la forêt pour pouvoir l’exploiter. On peut lire le long-métrage comme une métaphore des limites et même de la vanité du projet humain de maîtriser la nature, de penser la dominer au point de faire ployer ses lois fondamentales. Notons aussi que le film décrit, comme Aguirre, la domination coloniale violente des Européens sur les natifs qui sont employés (de gré ou de force) à détruire leur propre environnement.

© Lumière

Ces trois films forment le cœur de la première période de l’œuvre d’Herzog, avant qu’il explore beaucoup plus fréquemment, et avec grand succès, le genre documentaire. Ils sont tous les trois infusés par un romantisme crépusculaire, queue de comète d’une vision où la nature nous inspire tout en démontrant les limites et la mortalité de notre être. Peut-on parler d’œuvres écologistes ? Ce serait un peu s’avancer, tant le réalisateur ne cache pas sa fascination pour les pulsions humaines, qui mènent souvent à des impasses mais sont aussi la source d’une énergie presque mystique.


Herzog tient une place à part dans le paysage cinématographique contemporain. Considéré, à raison, comme un des grands réalisateurs européens du XXe siècle, il continue aujourd’hui de réaliser des films à un rythme soutenu. Il a ainsi dirigé, depuis 2010, trois longs-métrages de fiction (qui ont été reçus avec une relative indifférence) et neuf (!) documentaires dont plusieurs très marquants comme Au fin fond de la fournaise (2016) et Boules de feu : depuis la nuit des temps (2020). Dans ceux-ci, il continue d’explorer le rapport de l’humain à la nature, dans ce qu’elle a encore de mystérieux et de féroce. Pour notre plus grand bonheur.


*Le millénarisme désigne différents dogmes et croyances religieuses ancrées autour de l’idée de fin du monde.

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