Put your soul on your hand and walk : "Fatma avait une lumière"
- Elli Mastorou
- il y a 2 jours
- 5 min de lecture
“Tu as peur, mais tu mets ton âme dans ta main et tu marches » : C’est une phrase de Fatma Hassona qui donne son nom à ce documentaire signé Sepideh Farsi. La première est photojournaliste, la seconde est cinéaste, et leur rencontre entre écrans interposés est racontée dans ce film né de l’urgence de donner une voix aux visages sous les bombes de Gaza. Un film-hommage bouleversant, à la frontière entre la vie et la mort, et une vision nécessaire, tandis que l’horreur du génocide continue de s’afficher sur nos écrans. Rencontre avec sa réalisatrice Sepideh Farsi.

Sepideh Farsi, pouvez-vous raconter votre rencontre avec Fatma ?
Le 7 octobre 2023, j'étais en tournée promotionnelle pour La Sirène, un film d'animation que j'ai réalisé sur la guerre Irak-Iran. Dans les mois qui ont suivi, j’ai enchaîné les voyages pour montrer mon film un peu partout. C’était étrange de présenter un film de résilience contre la guerre, alors que les yeux étaient braqués sur la guerre en Ukraine... Au fil de mes voyages, et au hasard des images que je vois à la télévision, dans les hôtels des villes où je me trouve, je vois que partout, il est question de ce conflit (à Gaza NDLR), mais que les Palestiniens ne sont pas là. On parle d'eux en chiffres, en statistiques, on dit tel endroit a été bombardé, tant de personnes sont mortes ou blessées... Mais la parole ne leur est pas donnée. Et ça commence vraiment à me déranger. Alors un jour, en rentrant à Paris (où elle vit, NDLR) après un voyage, je me suis dit, j'achète un billet et je pars. J'ai juste pris mes appareils d'enregistrement, et je suis partie en Egypte, pour essayer de rejoindre Gaza (par la frontière, NDLR). Mais c’était mission impossible. Du coup je suis restée au Caire, où j’ai été hébergée par une famille palestinienne qui venait de quitter Gaza. L'un des jeunes de cette famille m'a parlé de Fatma. Il m'a dit « J'ai une amie très douée, elle est photographe et journaliste, et elle vit encore au Nord de Gaza. Tu devrais la rencontrer ». Du coup il nous a mis en contact, et deux heures après, on faisait ce premier appel, qu’on voit au début du film. Ça a commencé comme ça.
Qu'est-ce qui vous a attiré chez Fatma ?
D'abord, avant même de voir ses photos, c'est une énergie qui émanait d'elle. Son sourire, son regard, son foulard rose - elle a une sorte de lumière, quelque chose d’iconique. Elle a cette façon d'être à l'écoute, et en même temps elle est très fière – déjà dans ce premier appel qu’on fait ensemble, elle dit des phrases qu’on retient toute sa vie. Mais elle était comme ça. Ce qui est fou, c'est que depuis sa mort, je vois dans le film des signes que je ne voyais pas avant. Pourtant je le connais par cœur, je l'ai filmé, monté, remonté... Et à part le petit addendum à la fin (suite au décès de Fatma, NDLR), le reste n'a pas bougé. Mais j'y déchiffre autre chose - dans ses poèmes, dans certaines de ses phrases... On n'en parlait jamais directement, mais c'est comme si elle était en train de se préparer. Evidemment, ce sont des interprétations, à la lumière de ce qui lui est arrivé. Mais c'est quand même assez fou.

Un élément fort dans le film, c'est vos deux situations : Fatma est "en prison" à Gaza où elle ne peut pas sortir, et vous êtes en exil loin de votre pays... Vos parcours s’opposent ou se rejoignent, à plusieurs endroits.
Oui, dans mon parcours, effectivement, on était aux antipodes, en termes de liberté de mouvement. Elle était coincée à Gaza, et moi je peux voyager pratiquement partout... sauf en Iran. Ou si j'y vais, je ne pourrai pas en sortir. Un autre endroit, c'est celui de la religion : elle était profondément croyante, moi pas du tout, et on en parlait ouvertement. Mais on avait aussi des choses en commun : on est toutes les deux nées dans des pays musulmans, et on a grandi dans une famille et culture musulmanes. Ce qui nous rapprochait aussi, c'est une ouverture sur le monde, une curiosité… Le rapport à l'image bien sûr, puisqu'elle faisait de la photo, et moi des films... Et aussi, peut-être pas de l'activisme en soi, mais disons une soif de justice, au sens large. La liberté en Iran, en Palestine, mais aussi la question kurde, ce sont des causes importantes pour moi, et je crois que ça nous reliait, car Fatma était aussi comme ça. C'était quelqu'un qui ne pouvait pas "juste" vivre le quotidien. J'étais étonnée de voir qu'à son jeune âge, elle avait ce sens aigu de responsabilité historique. De se dire, je vais documenter la guerre pour l'Histoire, pour que ça reste, pour mes enfants...
Le temps du cinéma est différent du temps de l’actualité. Faire un film prend des mois, mais la situation à Gaza appelle à l’urgence d’agir. En tant que cinéaste, comment avez-vous géré cet aspect temporel ?
C'est vrai que j'avais ce souci quand on a commencé le film. Le tournage a débuté en mars 2024, et déjà en mai, j’ai envoyé quelques minutes du film à Some Strings, une collection de courts-métrages pour la Palestine par plus de 100 artistes (présentée au FID Marseille, et diffusée ensuite dans plus de 50 pays, dont la Belgique, au Cinéma Galeries à Bruxelles à l’été 2024, NDLR). J'ai envoyé quelques bouts du film, comme geste de contribution pour la Palestine. J’ai très vite eu le sentiment que je devais rapidement faire quelque chose avec ce film, qu'il y avait urgence. J'envisageais de finir une première version pour le Festival de Venise (qui a lieu fin août NDLR), mais la deadline était trop proche… Tout du long, j'étais confrontée à ce paradoxe temporel. Et puis à un moment, je me suis résignée. On ne peut pas faire connaissance avec quelqu'un en accéléré. Il faut des mois de tournage, puis des mois de montage pour trouver la forme finale du film... Donc oui ça clashe avec le temps journalistique, où on doit sortir un reportage le plus vite possible. C'est un tout autre rythme, tempo, réflexion. J'ai accepté que ça devait prendre son temps. A la fin de l'été 2024, j'ai décidé de tout reprendre. La première version du film durait 4 heures. Ensuite 3 heures... Et enfin environ 2 heures, qui est la version finale actuelle. J’y ai travaillé jusque début 2025, et je pense que c'était nécessaire. D'un côté je me sentais mal parce qu’il y a urgence, mais de l’autre, je sais que ça fait partie du processus.

Le 15 avril 2025, le Festival de Cannes annonçait que le film était sélectionné pour son édition de mai. Le lendemain, Fatma est assassinée par un missile israélien qui a visé sa maison. Vous ne vous êtes pas dit, si seulement je n'avais pas fait ce film, elle serait vivante...
Bien sûr que je me le dis, tous les jours. Et après je me dis aussi l'inverse : si je n'avais pas fait le film, et que ça lui était arrivé, il n'y aurait même pas eu ces images, son histoire n'aurait pas été entendue. Selon les heures, je me pose des questions différentes. Si je n'avais pas fait le film, ou si je l'avais fait mais qu'il n'avait pas été sélectionné à Cannes... Et si elle était là... Je n'arrête pas d'y penser.
Put your soul on your hand and walk
Réalisé par : Sepideh Farsi
Avec : Fatma Hassona, Sepideh Farsi
Durée : 1h53
Pays : Iran, Palestine, France
Sortie le : 24.09.2025