Une Bataille après l'autre : le film le plus exaltant de l'année
- Adrien Corbeel
- il y a 4 jours
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours

A l’heure où Hollywood fait preuve d’un manque effrayant d’imagination, n’ouvre son porte-monnaie que pour des valeurs sûres destinées à un public familial et courbe de plus en plus l’échine face au fascisme ambiant, Une bataille après l’autre n’apparaît pas juste comme un film hors-norme, mais comme une extraordinaire anomalie.
Le projet en lui-même défie toutes les habitudes. Confier un budget colossal, équivalent à celui d’un blockbuster de super-héros, à Paul Thomas Anderson, pour adapter Thomas Pynchon (dont l’alambiqué Inherent Vice constitue peut-être l'œuvre la plus accessible !) est le genre de pari risqué dont on ne croyait plus le système des studios américains capable. D’autant plus que la nature du film est férocement politique. Mais on ne peut que saluer ce choix un brin aberrant. Grandiose et intime, tendu et hilarant, irrévérencieux et mélancolique, Une bataille après l’autre est un des meilleurs film de son auteur, un objet de cinéma singulier et inclassable, qui nous offre un spectacle total pendant ses 2h40.

Si le film est si unique, ce n’est pas tant pour son intrigue, plutôt simple (surtout en regard du roman, Vineland, dont il est partiellement inspiré). On pourrait résumer son récit à un gigantesque jeu de chat et de souris entre un ex-révolutionnaire terré depuis des années (Leonardo DiCaprio), sa fille de 16 ans qui n’a qu’une vague connaissance de son passé (Chase Infiniti, excellente dans son premier rôle), et le terrifiant militaire qui est à leur poursuite (Sean Penn). Là où le film crée le vertige, c’est par l’énormité de son monde, cette Amérique effrayante qui ressemble beaucoup à celle qu’on connaît sans lui être complètement identique.
Avec ses personnages de migrants cachés et de suprémacistes blancs idiots et dangereux, Une bataille après l’autre fait évidemment écho à l’actualité, mais le film évite le piège de la caricature appuyé, dans laquelle était notamment tombé Mickey 17 avec son pseudo-Trump. Entretenant le flou sur son époque, le long-métrage de Paul Thomas Anderson ne cherche pas à réagir aux dernières infos, préférant croiser passé, présent et futur pour mieux s’attaquer à bras le corps aux démons de l’Amérique. Les problèmes d’hier sont ceux d’aujourd’hui, dans un éternel recommencement.

Satirique mais jamais didactique, le film force volontiers le trait pour représenter les différentes forces qui secouent le pays. Mais son allégeance ne fait pas de doute : s’il se moque de temps à autre des révolutionnaires de gauche, le film n’a que du mépris pour les xénophobes qui constituent les méchants évidents du récit, dont il se moque inlassablement. Mais s’en moquer ne suffit pas à atténuer leur menace : dans le rôle d’un dangereux colonel, Sean Penn est simultanément terrifiant et hilarant, une montagne de muscles au visage envahi de tics dont la capacité de destruction ne semble pas avoir de limite, un personnage grotesque qui cherche à être un surhomme tout en représentant ce que l’humanité a de plus pathétique. Poursuivant le massacre de son image de jeune premier héroïque, Leonardo DiCaprio s’enlaidit lui aussi, accusant son âge, et plus encore, dans ce rôle qui fait de lui un père immature, ex-révolutionnaire, ravagé par l’alcool et la drogue, tellement à la ramasse qu'il ne parvient plus à se souvenir des phrases codes essentielles à la survie de sa fille unique.
Regina Hall elle aussi casse quelque peu son image : l’actrice, qu’on connaît surtout pour les films Scary Movie, fait ici quelques apparitions convaincantes dans un registre plus dramatique. Seul Benicio Del Toro semble totalement fidèle à lui-même, jouant son personnage de militant/prof de karaté avec une savoureuse nonchalance.

Quant à Paul Thomas Anderson, il confirme ici ce qu’on savait déjà depuis longtemps : il est incapable de se répéter. Tout au plus peut-on rapprocher ce nouveau film d’Inherent Vice, avec lequel il partage une certaine mélancolie et paranoïa (et un goût pour les noms abracadabrants), mais c’est surtout par vertu d’avoir le même romancier comme source. Une bataille après l’autre est sa propre entité, un mélange d'action, de satire, d’anticipation et de thriller unique en son genre, qui le voit jouer sur le terrain de l’intime, avec ces plans rapprochés mais de biais dont il semble avoir le secret, mais aussi de l’épique, avec ces scènes grandioses, pleines de bruit et de fureur, qui exaltent nos sens, jusqu' à cette course poursuite sur une route désertique, qui se transforme en montagnes russes que ne renierait pas Martin Scorsese. Tout son savoir-faire et celui de ses équipes sont convoqués pour nous offrir cette œuvre un peu dingue, dont chaque plan vibre de vie et d’idées.
Face à ce film spectaculaire d’une folle liberté, on se surprend presque à rêver d’une nouvelle ère de création cinématographique, comme l’a été le Nouvel Hollywood. Difficile d’y croire au vu de la conjoncture actuelle, mais Une bataille après l’autre rend optimiste, par son existence comme par son propos. À la brutalité du monde et aux idées qui s’effritent, Paul Thomas Anderson leur oppose la jeunesse, dans laquelle il ne peut s’empêcher d’avoir foi. La lutte continue, d’une manière ou d’une autre.