Rencontre avec Hafsia Herzi pour La Petite dernière : "Ce film, je le destine à toutes et tous"
- Kévin Giraud
- il y a 4 heures
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Prix d’interprétation féminine à Cannes, et auréolé de la Queer Palm, La Petite Dernière arrive dans les salles belges et françaises ce 22 octobre. Un troisième long-métrage pour sa réalisatrice, Hafsia Herzi, et une reconnaissance cannoise à la hauteur de la performance de Nadia Melliti, pour ce premier rôle qu’elle incarne avec puissance et physicalité. Rencontre avec la cinéaste autour de ce travail d’adaptation semé d’embûches duquel émerge un film fondamental.

“Je n’avais jamais pensé adapter un livre”, nous confie d’emblée Hafsia Herzi. “Pour moi, le mot ‘adapter’ était tellement énorme que je ne m’en sentais honnêtement pas capable. C’est ma production qui m’a proposé le roman [de Fatimas Daas, NDLR], que j’ai découvert et adoré. En fait, c’est véritablement ce récit qui m’a donné envie de tenter l’aventure de l’adaptation.”
Un travail complexe, tant la structure du roman et du film diffèrent. Le premier, autofiction publiée en 2020 racontant l’histoire de son autrice, cadette d’une famille algérienne, qui découvre son homosexualité adolescente et décide d’assumer cette identité en la faisant cohabiter avec sa croyance en l'islam, se construit comme une sorte de long monologue. Un récit à tiroirs que la cinéaste – également scénariste et adaptatrice du projet – a utilisé comme boîte à outils, en piochant les éléments pour construire un narratif plus resserré dans le temps. “Très vite, j’ai choisi de construire mon histoire sur un an, en me concentrant sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte de Fatima. C’était cet aspect de son évolution qui m’intéressait le plus, ainsi que le rapport à sa famille. Cette famille, je l’ai un peu adoucie, tout en gardant ce qui faisait sa réalité.”
Un subtil équilibre entre dureté et légèreté
C’est principalement dans le personnage du père, plus sévère et méchant dans le roman, que Herzi a adouci les traits du matériau original. “Je n’avais pas envie d’un personnage comme celui-là, qu’on a par ailleurs déjà vu cinquante fois à l’écran, même si malheureusement il existe. Ce qui m’importait, c’était surtout de montrer des portraits de femmes fortes, à l’image de la mère de Fatima. Pour apporter quelque chose de plus moderne, et ajouter un peu de positif dans ce sujet dur et difficile à aborder. Ce film, c’est déjà le récit d’un personnage féminin qui souffre, qui vit dans l’auto-détestation, il était important pour moi de ne pas en rajouter et d’amener un soupçon de légèreté.”

Un équilibre entre dureté et légèreté qui fait la force du film, où questionnements sur l’homosexualité, rapport à la foi et poids d’une vie dans les marges côtoient des séquences lumineuses, fruit d’un travail de recherches nouveau pour la cinéaste. “C’est la première fois que je travaille avec une cheffe décoratrice [Diéné Bérété]”, nous confie Herzi. “Il en est de même pour mes costumes [Caroline Spieth], et c’est au travers de ces nouvelles collaborations, ainsi qu’avec mon chef opérateur [Jérémie Attard], que nous avons construit l’esthétique du film. Les couleurs étaient importantes pour moi, tant dans les papiers peints du salon que dans la lumière, que nous avons beaucoup réfléchi. Beaucoup de bleu en journée, ainsi que des rouges. Des rouges et des noirs pour le soir. Le but, c’était de trouver des lignes de couleurs qui accompagnent mon personnage et son évolution, un travail de recherche que j’ai beaucoup apprécié.”
Nadia Melliti? Une rencontre, ou plutôt un coup de foudre
Très tôt, Herzi a insisté pour que soit lancé le casting de celle qui incarnerait Fatima, pilier central de son long-métrage. “Je pense que c’est autour de la troisième version du scénario que j’ai demandé à mes productrices de démarrer la recherche, car je savais pertinemment que ce processus allait se révéler compliqué. Nous avons conduit un casting sauvage dans toute la France, et nous sommes aussi allées voir du côté des professionnelles. Au bout de deux semaines, j’ai reçu sa photo, et elle ne m’a jamais quittée.”
C’est littéralement en pleine rue qu’Audrey Gini, directrice de casting, a rencontré celle qui allait devenir cette Petite Dernière. Nadia Melliti, actrice non-professionnelle, a été un véritable coup de cœur pour la cinéaste. “Elle a un regard très fort, et de par son visage et son côté un peu androgyne, elle incarnait parfaitement cette physicalité, cette profondeur que je recherchais pour porter Fatima à l’écran. Bien sûr, ce choix s’est construit autour d’auditions, de rappel, et d’autres rencontres, mais dès qu’elle est rentrée dans la pièce, j’ai su que ce serait elle.”

Entre la réalisatrice et sa comédienne, la connexion s’est faite très rapidement. Carrée, honnête et rigoureuse, Melliti a beaucoup apporté à son personnage, et notamment l’aspect sportif de Fatima, qui n’est pas présent dans le roman. “Pouvoir ajouter le foot comme passion – mais aussi comme échappatoire –, cela a donné une profondeur de plus au personnage, et c’est tout à fait le genre d’échanges que j’aime pouvoir construire avec mes comédiennes et comédiens”, souligne Herzi. Un processus qu’elle a d’ailleurs intégré pleinement à sa méthode de tournage, avec le rapport humain comme point de ralliement. “Pour moi, actrices et acteurs ont besoin de passer du temps ensemble, de parler, de rire, d’agir et de faire des choses hors du scénario, des choses de la vie. Dans ma méthode de travail, scénario, casting et tournage sont trois étapes différentes, et représentent des portes ouvertes à l’inventivité et à la créativité. J’écris, mais ce sont les autres qui incarnent, et c’est donc un vrai travail de réadaptation qui dépend de chacun et peut évoluer – ou non – jusqu’au jour J. Tantôt très carré, tantôt pas du tout.”
Filmer la sensualité pour briser les représentations
Il est néanmoins un des aspects du film à laquelle la cinéaste tenait à exercer davantage de contrôle, c’est celui de la représentation de l’intime. Pour capter le désir à l’écran, c’est plutôt du côté des peintres du 19e siècle que Hafsia Herzi a puisé ses influences, et plus particulièrement dans La Grande Odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres, un tableau d’une grande sensualité. “À vrai dire, filmer des scènes de sexe, cela ne m’intéressait pas. Ce qui me plaît, c’est de susciter le désir par d’autres biais. Des baisers, des bouches, des jeux de lumière, des lieux ou des décors inattendus qui peuvent créer de l’érotisme. Et au-delà, filmer les corps au mieux en évitant la simulation pour tendre vers la sensualité. C’est d’ailleurs pour cela que j’intègre une scène de sexe ‘parlée’, pour susciter le désir autrement.” Avec des mots, des gestes et des attitudes, et une finesse qui contribue à la réalité tantôt douce, tantôt amère du film.

Le montage ou la science des silences
Pensés dès l’écriture, les silences de Fatima – auxquels Nadia Melliti donne leur profondeur – sont aussi partie intégrante du film. Un travail d’orfèvre, que la cinéaste a construit avec son monteur Dirk Meier. “Si cela n’avait tenu qu’à moi, certains silences se seraient certainement étirés. Ceux-ci sont essentiels pour imaginer, dans des regards et des expressions, toutes les émotions et les non-dits qui traversent les personnages. Pour moi, la scène entre Fatima et sa mère est un coming-out, même si rien n’est dit. Est-ce qu’elle parvient à l’exprimer ou non n’est pas la question. Ici, ce qui compte, c’est ce qui se passe entre elles, et cela se construit dans ce silence. C’est en tout cas cela que je voulais filmer.”
“Pour moi, ce personnage devait exister au cinéma.”
Cela ne surprendra personne : la production de La Petite Dernière a dû faire face à de nombreux défis, dans un écosystème du cinéma français encore trop souvent réfractaire à ces films atypiques et pourtant cruciaux pour la visibilisation des minorités de genre. Pour Hafsia Herzi, ces défis n’ont été qu’une raison de plus de continuer à défendre le projet, avec une volonté toujours plus forte. “Quand je me suis engagée, je savais que cela serait difficile. Ce que je n’avais peut-être pas réalisé, c’est à quel point. Malgré tout, chaque embûche a renforcé ma détermination et ma croyance dans le fait que ce film et ce personnage devaient prendre vie au cinéma, tout simplement parce que je pense qu’ils n’existaient pas. Dans le cinéma français, et dans la vie, on n’évoque pas ce sujet, alors qu’à travers de ce film, celui-ci commence à libérer les paroles. J’ai reçu énormément de témoignages de jeunes femmes, notamment de la communauté asiatique, c’est un sujet d’intérêt général et qui mérite d’être abordé.”

Cette énergie, c’est celle qui avait poussé Fatima Daas en 2020 à partager son récit, pour faire exister son histoire dans la littérature. Aujourd’hui, c’est au cinéma que Fatima partage son récit, qu’elle souhaite universel. “Ce film, je le destine à toutes et à tous. Riches, pauvres, chrétiens, musulmans, juifs, de toutes origines, concerné·es directement ou non par sa thématique. S’il peut aider au dialogue, aux échanges sur la sexualité, ainsi qu’à l’ouverture et à la tolérance, alors je serai satisfaite.”