Avec Soundtrack to a Coup d'État, Johan Grimonprez signe un documentaire riche sur une période dont de nombreux ressorts nous échappent encore : celle des indépendances africaines et en particulier celle du Congo-Kinshasa. Autant le nombre de protagonistes-individus ou d’États que le nombre d’évènements contribue à cette complexité. Dans un long-métrage aussi politique que musical, le réalisateur belge nous plonge au cœur d’une saga politique en pleine guerre froide, mêlant la voix de l’activiste Andrée Blouin aux notes mélodieuses de Louis Armstrong. Rencontre.
Johan Grimonprez, vous avez un parcours assez riche et éclectique, pouvez-vous nous en dire deux mots?
Je suis cinéaste mais à la base, je viens du théâtre et de la performance. J’ai aussi étudié l’animation et la photographie. L’intérêt pour le cinéma est néanmoins arrivé assez tôt, je me suis envolé pour poursuivre une formation en cinéma à New York. J’ai toujours énormément d’amour pour le théâtre mais à un moment, pour aborder des sujets sociétaux et proposer des analyses plus approfondies, le théâtre me semblait plus limité que le cinéma. Je continue de souvent jongler entre la fiction et le documentaire. Dans Soundtrack to a coup d'État par exemple, le fait d’insérer une lecture d’extraits de Congo Inc. par Jean Bofane ou encore de confier à Marie Daulne la lecture d’extraits de l’autobiographie d’Andrée Blouin, ça donne une dimension plus intime et émotionnelle au documentaire qui le rapproche de quelque chose de plus fictif, en un sens.
Selon vous, qu’est-ce qui délimite un documentaire intégrant des éléments romancés. Dans votre film, il y a des extraits de roman et la fiction.
J’aime beaucoup une expression de Picasso qui disait : “L’art est un mensonge qui dit la vérité”. Pour moi, en un sens, les deux peuvent être une façon de définir la société. Ce documentaire est comme un essai qui tente de repousser les frontières du fictif. Y compris des fictions que l’on tient pour vraies et qui sont intégrées dans notre récit collectif. Soundtrack part de là : j’explorais comment Nikita Khrouchtchev, incarnant le bloc de l’Est est devenu une sorte de double “maléfique” du bloc de l’Ouest. Quand il frappe avec sa chaussure à la tribune des Nations Unies, c’est bien sûr de la manipulation mais contrairement à ce qui a été rapporté, ce n’est pas parce qu’il est colérique mais parce qu’il proteste contre l’hypocrisie occidentale qui parle d’anticolonialisme tout en s’opposant à l'indépendance des pays du Sud.
Dans votre documentaire, il y a trois parties : avant l’indépendance du Congo, pendant celle-ci et les quelques mois qui ont suivi. Au départ, que vouliez-vous raconter?
Eh bien, c’était cette histoire de chaussure ! Ce qui m’a intrigué, c’est quand j’ai compris que c’était lié à l’Histoire de la Belgique. Comment notre État a géré l’indépendance, son rapport à ça. J’ai toujours grandi avec l’idée que nos pays étaient hostiles à Patrice Lumumba parce qu’il était pro-soviétique mais ce n’est pas vrai. Il disait: “On me dit communiste, je suis avant tout Africain”. Au départ, je voulais savoir pourquoi Khrouchtchev agitait sa chaussure - c’est tout de même un épisode célèbre - et c'était indirectement lié à Lumumba. Mais à l’origine, je ne comptais pas faire un film sur Lumumba ni sur l’indépendance du Congo à proprement parler. Tout s’est avéré inextricablement lié. Les indépendances en Afrique dans les années 60 et en particulier, celle du Congo ont été une source d’inspiration pour les droits civiques aux Etats-Unis. C’est ainsi qu’on voit des personnages comme Malcolm X prendre fait et cause pour Lumumba et apparaître dans le documentaire.
Il y a effectivement plusieurs figures assez importantes qu’on voit apparaître dans votre long-métrage mais dont une, assez inconnue mais très importante pour cette époque: Andrée Blouin. Vous lui donnez une place de choix dans le documentaire, pourquoi elle ?
J’étais étonné de la voir citée dans mes nombreuses recherches sur cette période et de ne pas réellement la connaître. De ne pas avoir de sources qui parlent d’elle plus précisément. Elle est liée à tous les leaders panafricanistes de l’époque. Elle est proche de Sékou Touré, Kwame Nkrumah, Franz Fanon etc…. Elle est pas mal dénigrée par les puissances occidentales. On la taxe d’espionne communiste, on lui attribue même le sobriquet de La Pompadour africaine, lui prêtant une liaison avec Lumumba. Tout est faux. Blouin est elle-même activiste et milite à la tête de milliers de femmes. Elle a du poids. Je m’intéresse à elle parce qu’elle est au Congo au moment où Lumumba est arrêté et assassiné, puis poussée hors du pays par Mobutu qui a pris le pouvoir. C’est non seulement très riche d’avoir son point de vue sur tout ce qui se passe mais de suivre cette période de la vie de Lumumba à travers son regard à elle.
Malgré la présence importante d’Andrée Blouin dans votre film, il y a peu de femmes dans le documentaire alors même qu’elles sont nombreuses à l’époque à jouer un grand rôle y compris dans la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, comment cela se fait-il ?
J’ai envie de dire : interrogez l’Histoire ! Ça n'a pas été simple de trouver des sources pour les identifier et les intégrer au documentaire, j’ai vraiment dû batailler. C’est un peu une triste réalité : les femmes ont tendance à être effacées ou relayées au second plan. Mon documentaire commence par la narration d’une femme et se conclut en partie avec le cri puissant de la chanteuse Abbey Lincoln. Un cri de 3 minutes qui porte une grande tension dramatique. Je trouve aussi essentielle la présence de Léonie Abo, une auteure et rebelle congolaise qui apportera un témoignage éclairant sur le sort des femmes durant cette période ainsi que sur les violences sexuelles.
Vous parlez du cri déchirant d’Abbey Lincoln, ça me permet de rebondir sur le caractère musical du documentaire. Comment la musique, déjà présente dans le titre, a-t-elle été pensée?
La musique est un protagoniste à part entière ! Ce n’est pas juste un agrément esthétique, elle a été un grand outil politique, et c’est pour ça qu’elle est si présente dans mon film. Il y a eu les Jazz ambassadors que l’on voit dans le documentaire. À un moment, la CIA envoie - à leur insu - des Jazzmen de renom comme Louis Armstrong ou Dizzy Gillespie au cœur même de l’Afrique pour donner des concerts et rallier par la culture les jeunes États fraîchement indépendants. Les musiciens sont utilisés par les États-Unis comme un véritable cheval de Troie. Ils permettent aussi de détourner l’attention des manigances des services secrets.
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