Rencontre avec Mokhtaria Badaoui & Nabil Ben Yadir pour Les Baronnes : « Le film se demande ce qui arriverait si elles décidaient de s'occuper d'elles-mêmes. »
- Stanislas Ide
- il y a 18 heures
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Nabil Ben Yadir a le chic pour ne jamais se répéter. En quatre films à peine, le cinéaste a oscillé de la comédie (Les Barons) au policier (Angle mort), en passant par le drame historique (La Marche) et social (Animals). Le voici de retour avec Les Baronnes, coréalisé avec sa propre mère Mokhtaria Badaoui, qui lui en a inspiré l’idée. Est-ce une suite des Barons, le film qui l’a révélé en 2009 ? Pas vraiment ! Exit les adulescents molenbeekois et la comédie pure, et place aux grands-mères du quartier et à la poésie ludique.
Il paraît que la première scène d’un film doit, à elle seule, résumer ce qui suit. L’introduction des « Baronnes » voit quatre femmes en train de docilement préparer le départ au Maroc du mari de l'une d'elles. Une fois la voiture partie, les quatre femmes se retournent sur elles-mêmes et claquent des doigts. Soudain, la nuit devient jour, les vêtements changent de couleur, et les quatre visages affichent un air d’assurance, suggérant une liberté plus grande en l’absence du mari. « C'est une façon de dire au spectateur que le film appartient à ces quatre dames, qu'elles vont le guider tout du long, et qu'elles ont des choses à dire » explique Nabil Ben Yadir. Et que disent-elles ? « Eh bien que peu de gens les écoutent. Ce sont des grands-mères qui ont passé leur vie à s'occuper de leurs maris, puis de leurs enfants, puis de leurs petits-enfants. Le film se demande ce qui arriverait si elles décidaient de s'occuper d'elles-mêmes. Elles choisissent donc de faire du théâtre et de jouer ‘Hamlet'. Notez qu’elles ne prennent pas 'Les mille et une nuits' et ça, c’est important. Ce texte de Shakespeare leur donne une intelligence que personne n'a voulu voir, alors qu'elle a toujours été là ».

Déplacer la lumière
En prononçant ces mots, le réalisateur tourne la tête vers sa coréalisatrice Mokhtaria Badaoui, qui s’avère être sa propre mère et sa source d’inspiration pour l’écriture du film. « À la sortie des Barons, ma mère m’a adressé un petit reproche », explique Ben Yadir. Badaoui hoche de la tête : « L'absence des mères m'a sauté aux yeux. On n'y voyait pas la vie des femmes. Depuis lors, Nabil a fait d'autres très bons films, mais jamais de comédie. Alors, pourquoi ne pas revenir à Molenbeek ? Mais attention, l’intention n’a jamais été de faire une suite aux Barons » ! Ben Yadir renchérit : « Ça peut désarçonner, c'est sûr. En même temps, le monde a tellement changé entre le moment où on a fabriqué Les Barons et aujourd'hui ! Ce serait bizarre de revenir exactement à mes débuts ».
Pourquoi dans ce cas appeler le film ainsi ? « Les points communs entre les deux films se sont établis très naturellement. Il y a le décor de Molenbeek et il y a Lucien, c'est-à-dire le personnage joué par Jan Decleir. Et en toile de fond, l'idée de la fin du monde, ou plutôt d'un changement à venir. Quand Les Barons sont sortis en 2009, c'est la première fois qu'on voyait des gars comme ça filmés en Scope dans une avalanche de couleurs. Jusque-là, ils n’avaient droit qu’aux caricatures. L'idée, c'était de déplacer la lumière pour la poser sur eux. Ici, c’est pareil, mais pour les mamys » !

Déplacer la lumière… Une image clé pour comprendre l’instinct de cinéaste de Ben Yadir : « L'idée de départ était de voir un personnage enseigner le théâtre aux Baronnes. On s'est très vite dit que c'était vu et revu, qu'on n'allait quand même pas écrire une énième histoire où une personne extérieure à notre communauté joue au Pygmalion. Ce cliché de récit est devenu inaudible. Non, il fallait qu'elles s'organisent elles-mêmes, sans aide du monde extérieur, pour suivre leurs envies. La question de la débrouillardise est devenue le fil rouge. Je voulais que les grands-mères du film soient à l’image de ma mère, c’est-à-dire des femmes à qui on la fait pas à l'envers. En plus de ça, elles n'ont pas d'accent, si ce n'est un accent bruxellois. Dans les films français un peu faciles, les femmes comme ma mère ont toujours un accent pas possible, alors que ça fait cinquante ans qu'elles sont censées être là. C'est le syndrome de Jane Birkin, mais en moins sympa ».
Le goût de l’inattendu
Très vite, un modus operandi se dessine entre les deux cinéastes. « Il m'écoutait et puis il m’obéissait », explique la mère en riant. Blague à part, si la « touche Mokhtartia » se ressent évidemment dans les fondements du récit, elle est d’autant plus visible dans les envolées poétiques de la mise en scène : « Toute cette magie, ça vient de ma mère ! Elle a instauré une liberté de ton, qui a nous a aidé à pas mal d'endroits. Par exemple, on se demandait comment montrer que l’héroïne Fatima constate bel et bien l'adultère de son mari. On s’est pris la tête avec des scènes d'aller-retour entre la Belgique et le Maroc. On était face à un mur, et ma mère a tout simplement suggéré que Fatima parle à son mari en visio, qu'elle rentre littéralement dans l'ordinateur pour en ressortir de l'autre côté, comme on passe dans un tunnel, et qu’elle observe ainsi les mensonges de son mari. Je lui ai d'abord répondu que ça ne se faisait pas. Elle m'a demandé qui l'avait interdit ». Idem avec le retour du mari à Bruxelles. « Au départ, c'était une scène dialoguée, pleine de reproches. Mais ma mère m'a dit qu'elle avait déjà entendu ce dialogue vingt fois dans Les Feux de l'amour, et c'est devenu une scène de danse ». C’est là qu’est intervenu le chorégraphe belge de renommée mondiale, Sidi Larbi Cherkaoui. « On ne se connaissait pas trop avant le film. Je l'ai appelé et il m'a tout de suite dit, très gentiment, qu'il n'avait pas le temps. Je lui ai demandé de lire le scénario malgré tout. Il l'a fait, il m'a rappelé et m'a dit qu'il n'avait toujours pas le temps, mais qu'il allait le faire (rires). Et il s'est investi à cent pour cent. Il est intervenu sur toutes les scènes de danse. Celle du mari mais aussi celle de Fatima qui danse avec l'ombre de son enfance ».

Ce plaisir d’inventer des dispositifs poétiques parcourt le film et souligne l’obsession de Nabil Ben Yadir pour l’innovation dans le langage cinématographique. La recherche de la bonne idée, de l’inédit, guiderait-elle son travail ? « Il faut que ce qu'on voit ne soit possible qu'au cinéma. J'irais même plus loin, il faut que ce ne soit possible que dans la tête. Là, c'est du cinéma » ! Quand on lui demande l’origine de cet amour sans fin pour le septième art, la réponse n’étonne qu’à moitié : « Je le dois à ma mère ! J’ai grandi en la voyant regarder des films à la télé ». Celle-ci ajoute : « J’adore le cinéma américain ! Les comédies, les westerns, les films d'amour. Et Clark Gable, James Stewart, Doris Day... J'ai passé ma vie à enregistrer tous les films qui m'intéressaient ».
La culture en question
La question de l’accès à la culture est d’ailleurs centrale dans le récit, tout comme celle des gens qui la contrôlent. Quand le projet théâtral des Baronnes remonte jusqu’aux oreilles du directeur d’un grand théâtre public, celui-ci veut à tout prix les engager. « Ça parle de considération. Ce directeur de théâtre est intéressant car, finalement, ne fait-il pas un peu partie du problème ? Qu'essaie-t-il de récupérer en tendant la main aux Baronnes ? L'image politique de quatre femmes de Molenbeek, debout sur une grande scène, en train de jouer Hamlet ! Elles n'ont pourtant pas besoin de lui. C'est même plutôt l'inverse. En même temps, il est touchant ce directeur. Il ne cherche pas que le succès. Il cherche surtout une étincelle d’inspiration et la trouve en elles. C'est là-dessus que le film s'attarde. Fatima joue très bien Hamlet et transcende le symbole de sa présence sur scène. Le théâtre est donc montré dans ses travers élitistes, oui, mais on voit surtout l'héroïne nous toucher en plein cœur grâce à l’art ».

Et la forme d’épouser le propos, tant le plaisir de Nabil Ben Yadir de filmer Bruxelles est une fois de plus tangible. « Avec Les Barons, on s'était mis une règle. On voulait montrer Bruxelles mais sans tourner à l'Atomium, à la Grand-Place ou d'autres lieux bateau. On a gardé cet état d'esprit pour Les Baronnes en tournant dans les quartiers du centre. Et en vrai, il suffit d’y poser une caméra pour se rendre compte que la ville regorge d'endroits cinématographiques. Regardez la scène où les Baronnes se font escorter par la police en trottinette. On dirait qu'elles volent dans les airs » ! La scène en question voit les héroïnes traverser quatre communes différentes de Bruxelles. « Ça parle de liberté ! Et ça lance un petit clin d'œil à la scène finale de Rabbi Jacob, avec les policiers en moto. On voit souvent des flics fâchés dans les films. Ici, ils viennent gentiment en aide aux reines du film, en se mettant à leur service ». Encore un contrepied ! « Vous savez, les images sont très fortes pour renverser le pouvoir. Et je m'efforce d’en créer de nouvelles à chaque film ».



