Mamoru Oshii, une histoire de l’animation japonaise
- Thibault Scohier

- 21 nov.
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À l'occasion de la ressortie en version restaurée de L'Œuf de l'ange ce 3 décembre, retour sur l’œuvre protéiforme du réalisateur Mamoru Oshii. Sa filmographie passionnante reflète l’évolution de l’animation japonaise et l’arrivée d’une 3D pleine de promesses… et d’embûches.
Oshii a une carrière foisonnante : réalisateur d’une dizaine de long-métrages en prises de vues réelles, scénariste aussi bien à l’écran que pour des mangas ou encore auteur de quelques romans et d’un essai. Dans les lignes qui viennent, on se concentrera sur ce qui l’a fait connaître, au Japon et à l’international : ses films d’animation.
Au cours de l’année 1981, le jeune Oshii perce en dirigeant et en storyboardant la série d’animation Urusei Yatsura (1981-1986), aussi connue dans le monde francophone sous le nom de Lamu. Il adapte logiquement la franchise avec ses deux premiers longs-métrages : Lamu, Only You (1983) et Lamu : Un rêve sans fin (1984). Les films sont encore ancrés dans le style très cartoon des années 1950-1970 et leur histoire est quasi incompréhensible pour celleux qui n’ont pas regardé la série originale, déjà très foutraque et référencée.

C’est avec L'Œuf de l'ange (1985) que le cinéaste s’impose comme un grand nom de l’animation. Dans cette œuvre hypnotique, quasi muette, il peint un monde à la frontière du fantastique cauchemardesque et du postapocalyptique. Surtout, Oshii expérimente avec les techniques d’animation, notamment pour les reflets, les scènes aquatiques et les jeux d’ombres et de lumières ; les décors foisonnent de détails et on sent une influence européenne importante. À sa sortie, le film impressionne mais peine à s’étendre au-delà des cercles intellectuels et du petit monde de l’animation. Il faut dire que malgré sa courte durée (à peine une heure onze), il mise sur la naissance d’un sentiment de fascination contemplative, au risque de laisser une partie de l’audience sur le côté.

Après un long-métrage compilant plusieurs épisodes d’une autre série, Maroko (1990), le cinéaste démarre une série de trois films qui se hissent au sommet de l’animation sur celluloïd, avant la généralisation du numérique. Il y a d’abord le dytique Patlabor (1990) et Patlabor 2 (1994). La franchise, mettant en scène des policiers et leurs méchas (des armures-robots géantes, pilotées par des humains) dans une version légèrement futuriste du Japon, n’est pas très connue de ce côté du globe mais elle a été très populaire là-bas. Dans ces deux volets, Oshii nous décrit une société dysfonctionnelle et privilégie une narration où les personnages sont secondaires par rapport aux interactions et aux enjeux qui les entourent. L’animation est superbe, fourmillant de détails en arrière-plan et rivalisant de fluidité pour les scènes d’action, tandis que les thèmes abordés sont particulièrement sérieux. Patlabor 2, en particulier, plonge à pied joint dans un monde de paranoïa politique et de conspirations. Certaines scènes prédisent d’ailleurs, de manière glaçante, les attentats au gaz sarin survenus à Tokyo un an après la sortie du film.

Vient ensuite Ghost in the Shell (1995), peut-être l’œuvre la plus connue d’Oshii chez nous. Adaptant le manga éponyme de Masamune Shirow, le long-métrage plonge son public dans un univers cyberpunk en perdition, où la cybernétique a fait des avancées considérables, mêlant les êtres humains avec la machine. Dans ce futur possible, où l’on peut stocker de la la mémoire hors de notre corps et où celui-ci peut être complètement modifié, il propose une réflexion profonde sur la nature de notre conscience et de notre humanité. On y retrouve aussi une conception désillusionnée de la politique et à nouveau, l’omniprésence du complot et d’une lutte fondamentale entre des groupes d’influences plus ou moins secrets.

C’est avec sa suite, Ghost in the Shell 2: Innocence (2004) qu’Oshii entame sa transition vers l’animation numérique. Il va la poursuivre avec le (très) court-métrage Project Mermaid (2007), The Sky Crawlers (2008) et une version 2.0 du premier Ghost in the Shell intégrant plusieurs séquences entièrement en 3D. Le cinéaste expérimente et se trouve confronté à des rendus parfois assez grossiers. Il ajuste sa formule avec un format hybride, mélangeant 2D (en particulier pour les personnages et certains décors) et 3D (pour les éléments et les scènes complexes) qui est aujourd’hui devenu la norme dans l’industrie de l’animation au Japon. Innocence illustre à merveille la meilleure manière d’implanter une 3D aux textures encore trop perturbantes : l’utiliser d’abord pour provoquer un décalage, une étrangeté. Le film jouant en permanence sur les limites entre la réalité et la simulation, les défauts de la technique deviennent un élément sensoriel à part entière.
Si on se souvient surtout d’Oshii comme un des maîtres de l’animation des années 1980-1990, il n’a en fait cessé de pousser l’expérimentation visuelle avec tous moyens disponibles. De nombreux animateur·ices et cinéastes actuel·les lui doivent beaucoup. Mamoru Hosoda, qui continue à explorer la limite entre 2D et 3D, en est un bon exemple. Son Belle (2021) reprenait la même division du travail avec une 3D servant à incarner un monde virtuel ultra coloré et exubérant, et une 2D beaucoup plus classique et léchée pour la réalité d’un Japon quasi-contemporain. On verra si Scarlett, son dernier film en date et qui sortira dans quelques mois chez nous, continuera dans cette voie.
3 IMMANQUABLES DE MAMORU OSHII

Patlabor 2 (1994)
Alors qu’un pont explose à Tokyo, personne n’est vraiment sûr de la cause (une bombe, un avion furtif ?) et des raisons de l’attentat. C’est finalement une division secondaire de la police mécanisée qui va devoir régler la situation et éviter une course à la remilitarisation. Plus lent et contemplatif que le premier volet, Patlabor 2 parvient presque à faire du thriller psychologique une expérience existentielle.

Ghost in the Shell 2: Innocence (2004)
Le major Kusanagi, personnage principal de l’opus précédent, a disparu dans l’univers numérique. Deux de ses camarades enquêtent sur une série de meurtres commis par des androïdes… jusqu’aux frontières de la réalité et de la folie. Innocence est sans doute une des œuvres cinématographiques cyberpunks les plus abouties.

Avalon (2001)
Dans un futur triste et déshumanisé, une interface permet de connecter directement son cerveau à un jeu de guerre en ligne. Ash, une des top-joueuses, part à la recherche d’une dimension cachée dans le jeu. Avalon n’est pas un film d’animation à proprement parler… mais c’est une œuvre expérimentale et unique qui brouille elle aussi la frontière entre réalité et virtuel grâce aux effets en 3D.
Resortie en salles le 03 décembre.



