Tilly Norwood, la première actrice I.A.
- Quentin Moyon
- il y a 18 heures
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Caucasienne à la peau sans défauts. Au visage lumineux encadré par une chevelure brune légèrement ondulée. Aux yeux clairs en forme d’amande. La physionomie de Tilly Norwood a, en apparence, tout pour plaire. Mais parler de physionomie pour cette « jeune femme » serait trompeur. Il vaudrait mieux se cantonner au terme de design.
Apparue un beau matin de 2025 lors du Zurich Film Festival, Tilly Norwood, la première actrice photoréaliste générée par IA, n’est en effet pas née, mais a plutôt été créé par les serveurs de Xicoia, une filiale du groupe Particle6 fondée en 2016 par la comédienne, écrivaine, actrice et productrice néerlandaise Eline Van der Velden.
Une « actrice » présentée à l’époque comme « capable de jouer n’importe quel rôle ».
Incarner ou Simuler ?
Dans AI Commissionner, sa première partition à l’écran dont la durée ne dépasse pas les deux minutes, Tilly Norwood nous est présentée comme la « Girl Next Door » capable de pleurer sur commande. Pourtant, ce mini sketch intégralement produit par l’IA ne nous émeut pas une seule seconde — même notre engouement face à la prouesse technique a perdu de sa superbe. Aucune chaleur, aucun battement de cœur. Bref, une œuvre froide et sans émotions que le sourire parfaitement symétrique de cette créature numérique est loin de sauver.
Rien de surprenant à cela. Le visage de Tilly n’incarne rien, elle calcule. Elle n’interprète pas, elle simule. Son regard ne cille pas, il modélise. Loin de ces procédés mathématiques, au cinéma, le supplément d’âme qui nous tire des larmes, c'est la pudeur de Meryl Streep dans Kramer contre Kramer alors qu’elle se bat pour conserver la garde de ses enfants. Celui qui nous fout les poils, c’est ce regard appuyé de Anthony Perkins dans le Psychose de Hitchcock. Celui qui nous fait nous tenir les côtes, c’est la profonde stupidité de David (Paul Rudd) dans 40 ans, toujours puceau lorsqu’il assène à Andy (Steve Carell) une phrase qui reste dans les annales : « You know how I know you’re gay ? You like Coldplay ». En découle une scène culte, pourtant entièrement improvisée par les deux acteurs. C’est cet imprévu des corps, cette tension constante entre maîtrise et perte de contrôle, cette porosité au naturel qui distingue le « performer synthétique » du comédien.
Mais, faute de réception auprès d’une audience cinéphile, c’est auprès des marketeux et des producteurs que Tilly tire son épingle du jeu, créant un buzz phénoménal sur les réseaux sociaux avec aujourd’hui près de 70 k de followers. Se pose alors la question : comment lutter face à une création susceptible de proposer « 90 % d’économies, disponibilité infinie, absence de fatigue (1)» ? Et quand on sait que ce sont ces forces économiques qui bien souvent font et défont les œuvres, difficile de ne pas voir dans Tilly une version dystopique mais possible du futur du 7e art.

L’ombre portée de Tilly
Sorties en 2025, les études de la UVA Darden School(2) et de Northeastern University(3) font la lumière sur le contexte politique et économique qui a été propice à l’émergence de Tilly : les grèves des scénaristes et des acteurs qui ont paralysé en 2023 la production cinématographique. Quoi de mieux pour se prémunir d’une paralysie de la production de fictions que des acteurs synthétiques ?
Les propos ambigus de Eline Van der Velden, la « mère » de Tilly, selon laquelle la simulation serait prochainement représentée par une agence artistique la positionnant donc à égalité avec des acteurs humains, ont d’ailleurs participé à l’accroissement des tensions. En réaction la SAG-AFTRA, le principal syndicat américain des acteurs et artistes de l’audiovisuel, a répondu avec virulence, poussant la fondatrice de Particle6 a rétropédalé et à rappeler que l’IA est « un nouvel outil, un pinceau de plus », comparable à l’animation ou aux effets spéciaux. Une justification qui peine toutefois à convaincre une industrie encore marquée par les tensions sociales récentes et semble quoi qu’il arrive témoigner d’un changement d’ère. Celui d’un glissement structurel de la production cinématographique vers moins de coûts — du moins à long terme, les dépenses en post-production risquant d’exploser sur le court terme —, moins de problèmes syndicaux ou de droits à l’image et plus d’efficacité.

Ce que Tilly dit de nous
Si, à première vue, Tilly Norwood ne menace donc pas le cinéma, ses performances étant encore incapables de procurer de vraies émotions, elle expose notre société — nous met à nu. Elle nous tend un miroir dans lequel l’humain ne se reconnaît même plus, préférant suivre les actualités d'une inquiétante étrangeté synthétique sur Instagram. Il faut dire que sur le papier — enfin sur le papier digitalisé — l’existence de Tilly nous invite à l’aventure. Elle y enchaîne les rôles — espionne, astronaute, héroïne — sans jamais transpirer, ni risquer sa vie, s’inscrivant finalement dans le continuum du Marvel Extented Universe et de la production Hollywoodienne au sens large, dans lequel la perte d’enjeux est déjà flagrante.
Un simulacre de vie qui nous rappelle à notre condition humaine actuelle où lassitude d’une vie automatique et peur de l’inconnu nous cantonnent à vivre des vies sans enjeux, par procuration. Bref, inhumaines. Car ce que Tilly rate, c’est précisément ce qui fait la sève du cinéma et de nos existences — l’improvisation et le sentiment. Ce que Tilly rate, c’est paradoxalement les ratés qui nous définissent.
(1) Communiqué Xicoia / Particle6 Group, “Introducing the AI Actress”, sept. 2025.
(2) UVA Darden Report Online, “Synthetic Talent and the Future of Work”, 2025.
(3) Northeastern University, Media & Society Review, vol. 14, 2025.
