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Critique : Toute la beauté et le sang versé, de Laura Poitras

Et que la vérité éclate

© Nan Goldin

Il semble naturel que la vie et l'œuvre de Nan Goldin fassent l'objet d'un documentaire. Le parcours de la photographe et activiste new-yorkaise, traversé par les mouvements queers, le conservatisme des années 50, la libération sexuelle et de multiples épidémies, est d’une telle richesse et puissance que tout film s’y attardant donne forcément naissance à une œuvre passionnante. Vivifiant, tragique, galvanisant et poétique, Toute la beauté et le sang versé de la cinéaste Laura Poitras (Citizenfour) le prouve, et plus encore, convergeant expertement l'art, la politique et la vie de cette dernière. Son histoire est avant tout celle d'une rescapée. Goldin, aujourd'hui éminemment respectée dans le monde de l’art, a d’abord survécu à une vie familliale misérable qui a mené sa sœur au suicide, à l'indifférence du gouvernement face au SIDA qui a emporté tant de ses proches, et plus récemment à une overdose d'Oxycontin. Comme des millions de personnes aux États-Unis, elle a été victime de la crise des opiacés, derrière laquelle on retrouve l'empire pharmaceutique des Sackler. Si le film et sa protagoniste ont des ennemis jurés, ce sont les membres de cette famille qui s’enrichissent en détruisant des vies, tout en se présentant comme mécènes des arts. Du Louvre au Met en passant par le Tate à Londres, les grands musées ont presque tous leur aile ou leur salle Sackler. C'est donc sur le terrain de l'art que Goldin s'attaque à eux, dans des protestations (aux allures de performances) joyeuses et inventives mais nées d'une profonde colère.


C’est à eux que la honte appartient, pas à nous, clament l’artiste et le film d’une même voix - “eux” étant celles et ceux qui marginalisent, “nous” étant celles et ceux qui habitent (volontairement ou non) dans ces marges. Ce sont ces derniers que Goldin s’est attaché à imprimer sur sa pellicule, saisissant a contrario de ses contemporains photographes des images de sa propre vie, sans pudeur. Ses créations, qui jalonnent tout le film, sont crues et belles, tragiques et puissantes, illuminant des morceaux d’existence à part, tantôt magiques, tantôt sordides.


© Nan Goldin

Adoptant son regard, Toute la beauté et le sang versé (récompensé au dernier festival de Venise du Lion d’Or) est autant la création de Goldin que celle de la réalisatrice du film. Les deux femmes ont d’ailleurs souligné en entretien à quel point l’artiste en est la co-autrice. Fort de sa présence, le documentaire oscille sans cesse entre la femme d’il y a quelques décennies et celle d’aujourd’hui qui se bat pour tous ceux qu’elle a perdus en chemin. Hantée par les fantômes d’hier et confrontée aux géants d’aujourd’hui, elle mène une lutte urgente, et en parfaite adéquation avec son parcours. Dans la dialectique créée par le documentaire, les personnes qui ont tourné le dos aux victimes du SIDA sont in fine les mêmes responsables aujourd’hui de la crise des opiacés. S’attaquer à ces figures aux mains sanglantes n’est rien de moins que salvateur. Jouant sans cesse de ces échos, du décès tragique de sa sœur à son rapport aux autres, de ses photographies sans ambages à son activisme frondeur, le film articule avec une remarquable aisance les différents chemins de Goldin, qui semblent tous avoir la même destination : faire éclater la vérité, qu’elle soit artistique ou politique.


Difficile de ne pas sortir chaviré d’un tel long-métrage. Profondément émouvant sans jamais avoir recours à un sentimentalisme facile, galvanisant comme le sont rarement les documentaires-portraits et superbement féroce, Toute la beauté et le sang versé tient toutes les promesses de son magnifique titre.



RÉALISÉ PAR : LAURA POITRAS

AVEC : NAN GOLDIN, MARINA BERIO & ROBERT SUAREZ

PAYS : ÉTATS-UNIS

DURÉE : 117 MINUTES

SORTIE : LE 19 AVRIL



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