La démesure de l’ambition
Ce 29 mars sort une nouvelle version du Salaire de la peur réalisée par Julien Leclercq sous la houlette de Netflix. Prétexte parfait pour revenir sur la singularité des deux précédentes adaptations signées Clouzot et Friedkin.
Un pont suspendu qui vacille sous le poids d’un camion aux contours monstrueux. Des fumerolles noires qui jaillissent d’une raffinerie de pétrole éventrée. Un pneu qui écrase à moitié le corps d’un homme englué dans le mazout. Encore aujourd’hui, les images démentes du Salaire de la peur et de son remake américain, Sorcerer, hantent le cinéma d’une empreinte funeste. Face à ces films hors-normes, une question perdure : comment Henri-Georges Clouzot et William Friedkin ont-ils capturé sur pellicule une telle folie humaine ? Et surtout, à quel prix ?
En 1950, alors qu’il est en vacances au Brésil, le cinéaste Henri-Georges Clouzot a l’idée d’adapter Le Salaire de la peur, un roman d’aventure de Georges Arnaud se déroulant en Amérique latine. L’intrigue suit quatre anti-héros contraints de se lancer dans une mission-suicide : transporter des caisses de nitroglycérine à travers la jungle à l’aide de camions délabrés. Il suffit d’un choc pour que tout le convoi explose - une menace qui décuple le suspense. Après avoir acquis les droits, Clouzot engage Yves Montand dans le rôle principal et le tournage démarre l’année suivante, en Provence. C’est le début des problèmes.
D’abord, il y a le tempérament tyrannique et perfectionniste de Clouzot envers ses acteurs et actrices - dont sa femme, Véra Clouzot. Une attitude féroce qui culmine lors de la scène de l’étang noir, où le cinéaste impose aux comédiens de patauger dans du vrai mazout pendant plusieurs jours. À cela s’ajoute une série d’incidents à la gravité croissante : Clouzot se casse la cheville, les figurants entament une grève pour être rémunérés, deux soldats se noient en transportant du matériel… Le budget grimpe et le tournage s’interrompt un temps, avant de reprendre dans une dernière ligne droite éprouvante.
Le film sort enfin dans les salles en 1953. C’est un véritable triomphe, qui décroche la récompense suprême au festival de Cannes et récolte presque sept millions d'entrées dans les salles françaises - un double succès impensable aujourd’hui. Le Salaire de la peur confirme la toute-puissance de Clouzot au sein du cinéma français et lance au passage la carrière d’acteur d’Yves Montand. De sa fabrication cataclysmique, on reparla peu, jusqu’en 1990, où l’on déterra cinquante camions dans les gorges du Gardon, carcasses oubliées comme autant de fossiles du tournage. À l’époque, on ne se souciait guère de l’écologie.
Dans les années 70, c’est William Friedkin, au faîte de sa carrière après les succès monstres de French Connection et L’Exorciste, qui se lance dans un remake du Salaire de la peur. Peu importe que Clouzot qualifie désormais son opus de “vieux truc fatigué”, Friedkin entend bien concrétiser son grand œuvre, qu’il intitule Sorcerer.
Cette fois-ci, le tournage se déroule en Républicaine dominicaine, dans l’épicentre d’une jungle moite et tropicale qui va mettre l’équipe à rude épreuve. La mégalomanie de Friedkin le pousse à tous les excès : acheminer un camion sur un pont fragilisé au-dessus de torrents, filmer les dégâts d'une vraie explosion survenue près du tournage, virer son directeur photo en pleine production. Par miracle, personne n’est gravement blessé mais ces outrances font monter le budget à 22,5 millions de dollars - soit le double du premier Star Wars !
La grande différence avec Clouzot, c’est que Friedkin paiera cher les retombées de ses débordements. Incompris par la critique et ignoré par le public, Sorcerer est une débâcle spectaculaire. Il faudra des décennies pour que ce joyau noir, plus atmosphérique que son aîné, trouve sa place parmi les classiques des années 70.
Que retenir de tout ça ? Le prix du danger est-il nécessaire à la confection de tels chefs-d'œuvre ? On pourrait le penser, tant les folies qui ont émaillé les tournages de ces films ont contribué à en faire des mythes, des blocs de cinéma bruts qu’on croirait taillés dans la montagne elle-même. Pourtant, il serait maladroit d’idéaliser les comportements des deux cinéastes, prêts à sacrifier environnement et équipe au profit de leur art. Apprécions ces longs-métrages pour ce qu’ils sont : les vestiges grandioses d’une époque qu’on espère sincèrement révolue.