Pour les Parisien·nes, comme pour les Londonien·nes et les Tokyoïtes, sans même parler des New Yorkais·es et des Angelenos, voir leur ville représentée au cinéma relève d'une habitude. Le septième art s'est tellement nourri de leur paysage urbain qu'apercevoir leur propre rue sur grand écran n'a plus grand-chose d'étonnant. Les Bruxellois·es, en revanche, ne peuvent pas en dire autant.
Il serait faux de dire que la capitale belge est complètement délaissée par le cinéma. Elle figure dans toute une série de films, belges souvent, français fréquemment, européens parfois, et dans de très rares cas, hollywoodiens. On se souvient notamment de l'apparition de la Place du Jeu de Balle dans le Tintin de Spielberg ou de la Grand-Place dans The Equalizer 2. Et rappelons-le, c'est une adresse bruxelloise qui trône tout en haut du classement des meilleurs films de tous les temps de Sight & Sound, celle de Jeanne Dielman, résidente au 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Mais la ville en tant que telle appartient surtout à ses habitant·es, et à un cinéma plutôt intimiste. On n'imagine pas forcément Tom Cruise sauter de l'Atomium dans un Mission : Impossible. Moins grande que d'autres capitales, moins « exotique », moins identifiable aussi, Bruxelles est peut-être trop hétéroclite pour tutoyer le septième art. Et malgré les « Bruxelles, Ma Belle », il faut bien reconnaître que la ville n'a pas le cachet visuel de la Venise du Nord (mise notamment à l'honneur dans le Bons Baisers de Bruges de Martin McDonagh). Pourtant Bruxelles recèle bien un potentiel cinématographique.
C'est avec une adresse bruxelloise que s'enclenche l'intrigue du thriller La Nuit se traîne, premier long-métrage de Michiel Blanchart — une adresse griffonnée sur le pare-brise de son héros, Mady, étudiant et serrurier, qui arpente la capitale belge de nuit. Une jeune femme affirme avoir égaré les clés de son appartement. Appartement qui, évidemment, ne lui appartient pas, et devient pour Mady la première étape d'une nuit infernale, une chute et fuite sans issue à travers le centre de Bruxelles.
« Je réfléchis très fort en termes d'images et de mise en scène », explique Michiel Blanchart. « Le film s'est vraiment écrit en me baladant dans la ville, en fonction des endroits que j'ai traversés. C'était un plaisir de la réinvestir avec un imaginaire de film de genre, et de m'autoriser à fantasmer ma ville, et de me la réapproprier ». Une réappropriation d'autant plus marquante que les rues de Bruxelles ont souvent servi à différents tournages, mais pour des longs-métrages dont le récit se déroule ailleurs. Filmée de biais, sous divers déguisements, la ville est à la fois visible et invisible au cinéma.
Sans le crier haut et fort (« Je n'avais pas envie de faire un Bruxelles où on insiste trop, où on fait carte postale, on montre la Grand-Place, l'Atomium, le Manneken-Pis », précise le cinéaste), La Nuit se traîne assume son ancrage géographique : « Les Bruxellois pourront reconnaître “le vrai Bruxelles”. L'ascenseur des Marolles, et des lieux comme ceux-là, ce sont des endroits connus pour les Bruxellois. D'oser y placer des scènes d'actions, de jouer avec la géographie de ces endroits, c'est quelque chose qui me tenait à cœur ». Au-delà du plaisir de voir ces lieux de passage familier sur un grand écran, il y aussi une certaine excitation à leur transformation en un territoire dangereux. Un ressenti accentué par le talent évident du cinéaste belge, dont la mise en scène saisit notre attention pendant les 90 minutes du film : il y a une précision à son filmage, une efficacité à sa réalisation teintée d'une certaine poésie. Même son usage d'un drone, qui descend sur la rue de la Loi, s'avère inspiré.
Aux images conviviales et accueillantes que les offices de tourisme proposent de la capitale européenne, La Nuit se traîne leur oppose une vision plus glauque, où l'on croise gangsters désespérés, flics pourris et maisons closes. Il y a dans la terrible chute de Mady un peu du After Hours, avec à la place du New York menaçant de Martin Scorsese un Bruxelles nocturne sans refuge. Parmi les influences qui jalonnent le film, on retrouve aussi le Collateral de Michael Mann, avec lequel il partage une certaine conception de la solitude urbaine.
Si les non-bruxellois·es n'y verront que de feu, les citoyen·nes de la ville repéreront sans doute quelques incohérences dans la fuite nocturne de son héros : « On triche beaucoup avec la géographie de la ville, même si on a toujours essayé qu'il y ait un semblant de logique. Je pense à la dernière course-poursuite. Il s'agissait surtout d'impératifs de tournage et d'autorisations. Il fallait trouver des endroits où on pouvait bloquer une rue et faire une cascade », détaille Michiel Blanchart. Ce qui explique pourquoi le film atterrit à Tour et Taxis alors que ses personnages nous affirment qu'ils sont à la Gare du Nord.
Blanchart ne s'intéresse pas qu'au décorum et nourrit également son récit de l'histoire récente de la ville. Impossible par exemple de ne pas penser aux manifestations contre les violences policières qui se sont déroulées en juin 2020 devant le Palais de Justice, remises en scène pour les besoins du film, avec une foison de panneaux « Black Lives Matter ». L'évocation n'est pas tout à fait gratuite, puisqu'elle joue un rôle narratif important (mais thématiquement assez pauvre, voire maladroit). La différence principale ? La manifestation se passe la nuit plutôt que le jour.
Dans sa représentation de Bruxelles comme dans l'écriture de son récit, La Nuit se traîne n'a de cesse d'osciller entre exactitude et invention, réalisme et pure fiction. Au risque d'être quelque peu déroutant : l'ancrage du film dans un cadre crédible rend certains de ses rebondissements plus difficiles à avaler, ressenti accentué par la familiarité qu’on pourrait avoir avec les lieux. Mais peut-être est-ce inévitable dès lors qu'on utilise une ville comme décor d'un film d'action. La fiction ne peut pas se contenter d'habiter le réel. Elle doit l'élargir, le modifier, le transformer, pour pouvoir exister en tant que telle. Pour faire vivre Bruxelles au cinéma, et pour saisir un peu de la nature de ses rue, comme le fait le film de Michiel Blanchart, le constat est sans appel : il convient de la réinventer.
RÉALISÉ PAR : MICHIEL BLANCHART t
AVEC : JONATHAN FELTRE, NATACHA KRIEF, JONAS BLOQUET, ROMAIN DURIS
PAYS : BELGIQUE/FRANCE
DURÉE : 91 MINUTES