
À l’aube du cinquième film de la saga Les Tuche, une réflexion s’impose sur cette œuvre qui a autant de succès qu’elle n’est méprisée. Cinéphile dont le goût pour les films d’art et d’essai domine sur les comédies grand public, j’étais prédisposée à la détester avant même de l’avoir vu. Le hasard d’une diffusion télé un soir de visite familiale a provoqué un glissement inattendu de la condescendance à l’affection. Pour cette raison, j’ai décidé de rendre justice à cette famille qui est désormais la mienne. Les Tuche est à mon sens un ovni socio-comique, mécompris du cinéma français.
Réalisées par Olivier Baroux, les aventures Tuche comptabilisent à ce jour 14 278 007 spectateur·ices dans les salles françaises, répartis sur quatre films. La famille Tuche vit dans le village imaginaire de Bouzolles. Dans ce foyer où les frites et la sauce samouraï sont un patrimoine inébranlable il y a : Cathy et Jeff Tuche, chômeur de profession, leurs trois enfants — Stéphanie, la bimbo Miss du village ; Wilfried, dit Wil ou Tuche Daddy, rappeur à ses heures perdues ; et Donald, dit Coin Coin, un petit garçon brillant — ainsi que leur Mamie Suze, qui ne s’exprime qu’en vacheniek, un dialecte fictif aux sonorités indiennes. Leur vie bascule lorsque la famille gagne 100 millions d’euros au Loto.

Les films Tuche, à travers leurs personnages, leurs milieux sociaux et géographiques, explorent avec humour le contraste des classes, un sujet qui, par extension naturelle, touche à des questions éminemment politiques. C’est une famille exubérante confrontée aux codes des classes dominantes. Dans le premier film, en emménageant à Monaco, dans le second lorsqu’ils rendent visite à Donald qui étudie aux États-Unis, dans le troisième avec leur installation à l’Élysée (car Jeff devient Président de la République !), et enfin dans le quatrième, dans lequel Jeff souhaite faire renaître l’usine de jouets de bois du village pour Noël, en opposition à son beau-frère Jean-Yves, nouveau riche chef de l’entreprise. Leurs antagonistes, hostiles à leur présence, cherchent à les exclure, les jugeant bruyants et représentants d’un supposé mauvais goût.
Pourtant, malgré le mépris, les normes élitistes et la violence symbolique du goût et du dégoût qu’ils affrontent, ils conservent leur sincérité et leur fierté d’être eux-mêmes, intactes et imperméables à ces jugements. Cathy Tuche étend son linge dans un hôtel de luxe. Jeff ne veut pas travailler et quand il est président suite à une rencontre avec le CAC40 il fait grève. N’est-il pas rare de voir des personnes issues du milieu ouvrier au capital économique faible ne pas avoir honte de ce qu’ils sont ? Entre Pierre Bourdieu et les Tuche, il n’y a qu’un pas.

Le réalisateur et ses équipes utilisent l’humour absurde comme un outil de critique sociale avec une sincérité désarmante, portés par des comédien·nes qui semblent prendre un plaisir fou à incarner leurs rôles. Personne ne joue faux dans la distribution composée principalement de Jean-Paul Rouve, Isabelle Nanty, Théo Fernandez, Sarah Stern, Pierre Lottin et Claire Nadeau.
Il est délicat de savoir s’ils incarnent leurs personnages avec une intention de caricature moqueuse, ou avec une authentique tendresse, cette ambiguïté restant ouverte aux interprétations de chacun. On peut également reprocher à la saga de simplifier la portée des enjeux sociétaux qu’elle aborde, d’adopter une colorimétrie calibrée pour la télévision, et des facilités au niveau du scénario et du découpage technique. Mais il est difficile de nier son impact dans la culture francophone. C’est une proposition sans aucune autre prétention que celle de faire rire en tordant la réalité. La mise en scène, les décors, les costumes, les mouvements de caméra se bonifient d’ailleurs au fil des films. Une montée en gamme portée par le succès croissant de la saga.
Le prochain opus, sobrement intitulé God Save the Tuche, la famille s’envolera au Royaume-Uni. Olivier Baroux cède la place à Jean-Paul Rouve pour la réalisation. Depuis 14 ans, Les Tuche font partie du paysage cinématographique français, et ils ne semblent pas près de s’arrêter. Ils sont comme la samouraï “de la mayonnaise qui pique, qui pique, qui pique”.