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Critique : The Zone of Interest de Jonathan Glazer

La prospérité du mal

© A24

Chaque matin, le haut gradé Rudolph Höss salue sa famille, monte sur son cheval et quitte le domicile pour gagner son lieu de travail. Pendant ce temps, sa femme Hedwig s’adonne à la floriculture dans son luxuriant jardin, symbole éclatant de leur haute stature sociale. Leurs cinq enfants sont heureux et épanouis, prompts à sillonner une campagne environnante riche en sous-bois, champs et ruisseaux. De surcroît, la maisonnée profite de plusieurs domestiques sérieuses et appliquées, qui prennent en charge toutes les corvées. Ce quotidien quasi idyllique, c’est celui du commandant du camp d’extermination d'Auschwitz-Birkenau et de sa famille, au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale. 


Derrière les fleurs et les vignes s’étend effectivement la structure massive et sinistre du camp, à peine séparé de la propriété des Hoss par un mur de béton hérissé de barbelés. Pour traiter l’épineuse question de l’Holocauste, Jonathan Glazer, cinéaste britannique plébiscité pour Birth et Under The Skin, opte pour une approche singulière : de l’intra-muros des camps, nous ne verrons rien. Dans The Zone of Interest, il n’y a pas de place pour les corps efflanqués, les douches qui vomissent la mort et les déchaînements de violence. Avec le temps, ces motifs ont façonné une certaine imagerie cinématographique du camp de la mort, notamment propagée par Le Pianiste et La Liste de Schindler.  Pourtant, indépendamment de la qualité de ces films, certains théoriciens[1] ont interrogé ce regard frontal et souvent choquant, qui peut amener une certaine complaisance dans la mise en image du génocide. Au point que l’on peut penser que les camps représentent un angle mort pour le cinéma, un matériel tout simplement “infilmable”. En laissant les exactions dans un hors-champ fécond, Jonathan Glazer tente de renouveler la représentation d'Auschwitz tout en évitant de trop esthétiser l’abjection.


Plus qu’un regard sur le fonctionnement des camps, The Zone of Interest se fait précisément le contre-champ de celui-ci. Loin des considérations géopolitiques, l’intrigue s’articule autour de la plénitude du foyer et de la lutte du père pour conserver son poste de commandant. Glazer, avec sa froideur caractéristique, ausculte ses personnages avec un regard quasi anthropologique, sondant dans les moindres détails la routine de cette prospérité tachée de sang. 


En creux de l’harmonie familiale, les symptômes d’une société sclérosée sont pourtant omniprésents. Dans les dialogues, le massacre systématisé et l’antisémitisme sont expédiés dans une poignée de formules cliniques : on parle de “rendement”, de “cheminée”, de “professionnialisme”. Mais c’est surtout l’atmosphère sonore qui glace le sang : dans The Zone of Interest on ne voit jamais le camp, par contre, on l’entend. De jour comme de nuit, la vie de la famille Höss est rythmée par les hurlements des suppliciés, l’écho des ordres des SS et le grondement menaçant du crématoire. Un climat insupportable pour le public mais tout à fait ordinaire pour les personnages.


Le long-métrage est particulièrement fort lorsqu’il fige l’atrocité dans des images paradoxales et tétanisantes, comme cet après-midi où Rudolph Hoss regarde ses enfants qui s’amusent dans la piscine, tandis que l’on aperçoit la vapeur du train des déportés en arrière-plan. C’est aussi une potentielle limite du film, qui fait parfois de la contemplation indignée de l’infamie sa principale finalité. Il n’en reste pas moins que peu d'œuvres ont approché avec une telle précision l’horreur nazie : au travers d’une famille sereine, heureuse, mais absolument monstrueuse par ses appétits de succès et sa soumission totale à l'État.


RÉALISÉ PAR : JONATHAN GLAZER

AVEC : CHRISTIAN FRIEDEL, SANDRA HÜLLER

PAYS : ÉTATS-UNIS, POLOGNE, ROYAUME-UNI

DURÉE : 105 MINUTES

SORTIE : LE 31 JANVIER


[1] Voir notamment, le célèbre article de Jacques Rivette De l’abjection sur le “travelling de Kapò” et la manière dont il crée l’emphase sur le suicide d’une femme juive.

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