Cinq ans après avoir obtenu le César du meilleur premier film avec Shéhérazade, le cinéaste Jean-Bernard Marlin revient à Marseille pour un nouveau périple, cette fois agrémenté de fantastique. Salem nous raconte l’histoire de Djibril, jeune père convaincu qu’une malédiction s’abat sur son quartier et que seule sa fille pourra stopper l’épidémie de violence qui prolifère entre les gangs. Rencontre autour d’un projet français pas comme les autres.
Quelle a été la première étincelle derrière Salem ?
La première idée était de parler de ma relation avec mon père. Pour moi c’est avant tout un film sur la paternité. Je voulais explorer comment on rentre dans le monde de ses parents et comment les parents transmettent quelque chose à leur enfant. Surtout quand ce quelque chose est un “monde invisible”. Je suis vraiment parti de cette volonté de parler de ça, de filiation, de transmission. Après avoir eu cette idée de base, j’ai voulu mettre cette histoire dans le contexte où j’ai grandi, c’est-à-dire Marseille, dans les quartiers nords.
Votre premier long-métrage, Shéhérazade, avait été conçu avec un fort ancrage documentaire, avant que la fiction prenne peu à peu le pas dans le processus créatif…
Dans tous les films, même quand le point de départ est documentaire, on ne peut parler que de soi. On est obligé de se mettre soi-même dans un film. On peut parler de situations qui nous sont extérieures mais à travers les relations entre les personnages, c’est nous-même qu’on raconte. Dans chaque scène, je mets de moi, de mes souvenirs. Après évidemment, on recouvre ça de plein de choses et ça paraît presque invraisemblable. Mais derrière, il y a toujours du vécu.
Dans Salem, il y a un basculement franc vers le registre fantastique. Était-ce conscient de votre part ?
Oui. J’ai vraiment voulu investir ce champ fantastique. Pour Shéhérazade, j’étais dans un projet très ancré dans le réel et dans le documentaire. Ma mise en scène était en quelque sorte une re-création du documentaire, je voulais avoir un ressenti de “la vraie vie”. Alors que là, c’était tout l’inverse. Je voulais totalement prendre le contre-pied, aller vers le mélange des genres, que ce soit dans le scénario autant que dans la mise en scène. Je voulais explorer, notamment travailler avec des effets spéciaux. Je désirais être dans la découverte avec ce film, ne pas refaire Shéhérazade ou un film avec les mêmes intentions.
Plus tôt dans la discussion, vous avez évoqué “le monde invisible” de nos parents. Le fantastique est-il une manière d’explorer ce monde invisible ?
Moi j’avais envie d’aller dans cette direction-là. On aurait pu ne pas représenter ce monde invisible, j’y ai pensé, mais je ne voulais pas être dans cette veine très naturaliste et documentaire - que j’aime beaucoup. Ce que j’avais envie de faire, c’était de proposer une expérience au public, qu’il épouse le point de vue de Djibril et son monde intérieur. C’était une de mes ambitions de cinéma avec ce projet : proposer une expérience sensorielle. C’était aussi un risque, car j'explorais beaucoup avec ce film mais c’est pas grave. C’est un film de recherche pour moi. Je voulais créer quelque chose qui soit entre le merveilleux et l’étrange, et surtout qu’on garde le doute. Est-ce que ce monde invisible existe réellement ? Est-il vraiment en contact avec quelque chose d’autre ? Ce doute-là m’intéresse beaucoup dans le projet, à la fois pour le public mais aussi pour les personnages.
Vos deux longs-métrages présentent une réalité sociale assez violente - agressions, viol, prostitution, guerre des gangs. Une violence dont les héros sont parfois les premiers instigateurs. Cependant, à chaque fois, il s’agit pour les protagonistes de questionner ce cycle de la violence, voire d'en sortir. Est-ce un message important pour vous ?
Je n’ai pas du tout conscience de ça. Souvent, les gens viennent me dire que le film est violent - même en lisant le scénario. C’est vrai que j’ai été assez loin avec Salem mais c’est vraiment inconscient et je ne m’en rends pas du tout compte.
Tout comme Shéhérazade, la distribution de Salem est majoritairement composée de comédien·nes non-professionne·lles. Comment s’est déroulé le casting ? Et comment faire son choix parmi autant de personnes si peu habituées à la caméra ?
Déjà lorsqu’on est réalisateur, il faut tomber amoureux - artistiquement - de ses comédiens. Il faut avoir envie de filmer ces personnes. Et après évidemment, il faut que le comédien soit capable d’interpréter le rôle qu’on lui propose. Il faut qu’il y ait une part de folie et de lâcher-prise en lui. Un changement notable entre ce film et Shéhérazade était que Dylan Robert (acteur principal de Shéhérazade) ressemblait très fort à son personnage alors qu’ici, les deux comédiens qui jouent Djibril (Ouma Moindjie dans sa version adulte et Dalil Abdourahim dans sa version adolescente, NDLR) sont très différents du rôle. C’était une autre ambition de ce long-métrage : prendre un acteur non-professionnel et l’amener vers la composition, qu’il ne joue pas son propre rôle. C’était pas évident, car cela demande un vrai travail de recherche du personnage ainsi qu’un respect du texte. Alors évidemment, ce n’est pas le Joker, Djibril reste un personnage très “en-dedans”, mais c’était tout de même un défi.
Avez-vous déjà envisagé de travailler avec des acteur·ices pros ? Voire des personnalités plus célèbres du milieu ?
Oui, c’est prévu. Je vais tourner avec des gens du milieu. Toujours dans cette optique d’explorer de nouvelles choses, je veux tourner avec des gens du milieu.
Il y a un aspect que je trouve fort intéressant dans vos longs-métrages. D’un côté, vous vous éloignez de plus en plus d’une dimension documentaire en incorporant des éléments fantastiques et tragiques à vos intrigues. De l’autre, vous souhaitez toujours vous rapprocher au plus près de la réalité en castant des personnes non-comédiennes et issues des milieux où vous filmez. Comment expliquez-vous cette sorte de paradoxe ?
Ce paradoxe m’intéresse énormément. C’est pour ça que je dis que c’est un processus de découverte : je voulais lier ces deux aspects très éloignés. D’un côté, cette authenticité dans les décors, dans les acteur·ices non-professionnel·les et de l’autre, une mise en scène plus fantastique. C’est là l’aspect exploratoire du projet à mon sens même si j’ai conscience que c’est très casse-gueule. C’est pour ça que je dis que c’était un projet très risqué.
Pensez-vous un jour quitter Marseille pour filmer autre part ?
Oui. J’ai déjà fait deux films à Marseille et pour moi c’était naturel d’y tourner car c’est la ville d’où je viens et je ne me voyais pas tourner ailleurs. Là ça y est, j’ai un prochain projet qui ne va pas se tourner à Marseille ni dans un environnement urbain d’ailleurs.
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