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Recontre avec Kleber Mendonça Filho pour The Secret Agent : « Le septième art est un marqueur temporel »

© Imagine Film Distribution
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Doublement primé au dernier Festival de Cannes (Prix de la mise en scène pour Kleber Mendonça Filho et Prix d’interprétation masculine pour Wagner Moura), The Secret Agent nous offre une virée ensoleillée et paranoïaque dans les rues de Recife, au pic de la dictature militaire. Un thriller profondément cinéphile, doublé d’une réflexion sur la place de la fiction dans notre appréhension politique du passé. Rencontre avec son réalisateur.


Qu’il nous conte l’histoire d’une femme refusant l’expulsion de son appartement (Aquarius), d’un quartier en proie à la paranoïa sécuritaire (Les Bruits de Recife), ou d’un affrontement entre un village d’irréductibles provinciaux et une bande de colons meurtriers (Bacurau), le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho a le don de fabriquer du cinéma haut de gamme doublé d’une réflexion politique. Un combo tirant à gauche, et qu’il reproduit dans son nouvel opus The Secret Agent, qui nous raconte l’histoire de Marcelo (Wagner Moura), un homme retournant dans la ville de Recife après des années de planque, et dont le passé risque bien de le rattraper. Habitué aux récits contemporains, le cinéaste s’amuse cette fois-ci à voyager dans le temps, dans les années septante plus précisément, en pleine dictature militaire. Au point de faire de la notion même du passé l’un des sujets du film ? « Le temps brasse les histoires, les récits, et n'en garde qu'une version incomplète. Le film est donc traversé par le sentiment d'un regard sur le passé, où le factuel se distingue de la nostalgie. Je parle de faits car l'intrigue est tissée à partir de plusieurs faits divers connus au Brésil, que j'ai plus ou moins gonflés dans l’intrigue. Certains m'ont marqué en tant qu'enfant, d'autres ont préoccupé ma mère, mon père, mes oncles pendant la dictature. »


© Imagine Film Distribution
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Cinéma, mon amour

Comme toujours avec Mendonça Filho, la cinéphilie s’invite dans la conversation, jusqu’à filtrer chacune de ses réponses. « J'ai aussi glissé dans le film mes premiers souvenirs de cinéma car le septième art, selon moi, est un marqueur temporel. J'ai une mémoire plutôt photographique et lorsque je lis un titre de film, je vois automatiquement son année de sortie entre parenthèses. Ça peut sembler trivial mais, si un film surgit dans une anecdote, je peux vous dire exactement en quelle année elle a lieu. J’ai donc chargé le film d’images qui me provoquent cet effet. D'où cette impression d'enquête sur un passé qui a existé lorsqu'on découvre le film, alors que tout ce qu'on y voit est inventé. » À force d’évoquer le passé, les souvenirs familiaux ne tardent pas à entrer dans la danse. « Ma mère était historienne. Elle rentrait souvent à la maison avec un enregistreur Panasonic et une boîte remplie de cassettes. La voir collecter puis archiver des témoignages toute sa vie a certainement dû avoir un effet sur moi. » 


Un effet particulièrement visible à travers le personnage, contemporain, d’une jeune universitaire chargée d’analyser des enregistrements sonores produits par les personnages de la trame principale, se déroulant dans le passé. Le film crée ainsi un va-et-vient entre les époques, renforcé par la contorsion du rythme général du long-métrage d’une séquence à l’autre. « J'aime être plongé dans une histoire et, soudainement, me sentir bousculé par un saut dans le temps. Je ne veux rien spoiler mais certaines ellipses du film risquent de caresser le public dans le mauvais sens du poil. Un peu à l'image de l'os jeté en l'air dans ‘2001 : L'odyssée de l'espace’, et qui devient un vaisseau spatial. Une seule seconde passe et notre cerveau doit combler les trous, avec un grand potentiel d'émotion. Quelqu'un est peut-être mort, ou peut avoir disparu. Un espoir peut avoir été éteint. À travers ce petit carrefour de temporalités, notre cerveau mesure l'importance, ou la trivialité, de ce qui reste et ce qui disparaît. »


© Imagine Film Distribution
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Les oubliés du passé

Aussi amusant qu’il soit, cet aller-retour temporel déclenche en filigranes sa charge politique, magnifiée par le contexte paranoïaque et fortement polarisé de la dictature militaire. Centré sur une brochette de personnages progressistes, et donc appelés à tenir quelques années encore sous le régime autoritaire en place (le film se déroule en 1977 et la dictature a pris fin en 1985, NDLR), le thriller place la mémoire perdue des marginaux sur le devant de la scène, appelant à la restaurer comme bien public. « Ce long-métrage est un musée en soi. À l'instar du personnage de la concierge, qui invite ses résidents traqués par le régime à découvrir son petit musée à elle, fait de photos et de petits objets personnels. Ou du générique du début, constitué de photos issues de vieilles telenovelas oubliées. » La trivialité, comme la marge, se transformerait-elle avec le temps ? « Regardez le micro avec lequel vous m'enregistrez. Vous utiliserez votre enregistrement pour écrire votre article dans quelques semaines mais que se passe-t-il après ? La bande sera bien plus précieuse dans cinquante ans qu'aujourd'hui. Je vois donc le cinéma comme un art qui gagne en intérêt avec le temps, pour offrir une image plus nuancée du passé. Même un mauvais film devient plus fort avec le temps. Ou un programme télévisé quelconque. Le temps aide à repérer des choses encore invisibles dans le présent. Sans parler de l'évolution des archives ! Ce n'est plus la même activité depuis le shift numérique. On est passé des bandes physiques aux enregistrements stockés en cloud, intangibles et invisibles. D'un point de vue intellectuel, ça change notre rapport au passé. »


Parmi ces pépites d’un passé oublié, une sous-intrigue totalement loufoque centrée sur une jambe amputée, mais vivante, se dessine en parallèle de la traque du héros. Un appendice gratuit en apparence, mais découlant du même ADN tantôt cérébral, tantôt ludique, et toujours politique du réalisateur. « J'ai grandi avec cette légende urbaine de la jambe poilue. Elle a été créée par un journaliste qui ne pouvait pas se permettre d'écrire honnêtement sur la violence subie par les manifestants dans la rue, par les homosexuels dans les parcs la nuit, ou même par de simples fumeurs de joints sur la plage. Au lieu d'attribuer cette violence à la police ou aux militaires, le journaliste a inventé cette figure surnaturelle de la jambe poilue, et lui a fait porter le chapeau de la violence étatique. C'était un code, un clin d'œil tacite, que le film s'amuse à retourner sur sa tête. Dans ma tête, le film dans son ensemble fonctionne comme le récit initiatique de la jambe poilue. C'était aussi l'occasion pour moi de me faire la main à la technique du stop-motion, que j'ai beaucoup appréciée. » 


© Imagine Film Distribution
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Les temps changent

Un autre motif typique du cinéma de Mendonça Filho, venant à son tour démontrer que le divertissement peut éveiller les consciences, est celui de la nudité. Une nudité sans fard, transpirante, tellement visible qu’elle en devient banale. « Petit, je suis allé au cinéma Sao Luiz de Recife. Je suis monté dans la cabine de projection, d'où je pouvais regarder la salle entière. J'ai d'abord vu une femme en train de faire une fellation à un homme, et il n'a pas fallu très longtemps pour que je réalise qu'ils n'étaient pas les seuls. Le sexe, pour moi, c'est ça. Quelque chose de trivial et de profondément humain. Ça existera toujours, que l'époque soit oppressive ou non. Le film contient d'ailleurs une scène se déroulant dans un parc célèbre pour ses rencontres nocturnes. Les militaires ont beau être aux aguets, ça continue de se tripoter derrière les buissons. J'aime beaucoup cette scène. Je la trouve inattendue et très joyeuse. Ce qui me marque, c'est qu'on finit par me parler davantage de sexe que de violence. Quand on me demande pourquoi deux personnages de mon film se font l'amour après avoir tué quelqu'un, j'ai l'impression qu'on me pose la question à l'envers. Quoi qu'il en soit, je pense qu'il faut plus de sexe au cinéma. Si on veut parler de la vie, on doit pouvoir parler de sexualité. »


Reste une question évidente mais inévitable, à savoir s’il y a des liens à tisser avec les remous politiques actuels du Brésil, notamment la présidence de Jair Bolsonaro de 2019 à 2022. Mendonça Filho, fervent défenseur du Président Lula, ne s’en cache pas : « En 1979, le gouvernement militaire a décidé de s'octroyer une amnistie pour toutes les atrocités commises à partir de 1964. C'était très cynique car l'amnistie s'étendait à leurs opposants, c’est-à-dire les révolutionnaires qui se sont battus contre le régime. Plus que tout, ces militaires s'offraient une nouvelle vie. Alors oui, on peut se dire qu'il est important de regarder de l'avant mais cette table rase a eu un effet traumatique sur la société brésilienne. Cette impunité m'a guidé dans la fabrication du film. Notamment dans son chapitre contemporain, où certains personnages refusent de s'intéresser au passé. Je pense que ça reflète l'état d'esprit de beaucoup de Brésiliens. En Argentine, les auteurs de crimes ont été jugés, et plusieurs généraux ont fini en prison. Pas chez nous, et on mesure l'effet de cette décision aujourd'hui. » Un constat grave, relevé par l’humour pince-sans-rire du réalisateur brésilien. « Et si vous deviez choisir un nom d’agent secret pour vous planquer » lui demande-t-on en fin d’entretien. « Alfredo… En hommage à Hitchcock » !



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