Rencontre avec Alexe Poukine : "Parfois, ce qui est fabriqué est plus crédible que le réel"
- Julien Del Percio
- il y a 2 heures
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D’abord révélée avec ses documentaires Sans Frapper et Sauve qui peut, la cinéaste bruxelloise Alexe Poukine arrive aujourd’hui avec Kika, un film inattendu, drôle, triste, plein de vie. Rencontre.

Quelle est l’idée à l'origine du projet “Kika” ?
J’ai commencé à penser à Kika lorsque j’étais enceinte de mon fils, mon deuxième enfant. J’avais peur, irrationnellement, que son père meure, car j’avais déjà été seule avec un enfant et je savais ce que ça impliquait comme précarité. Donc j’avais vraiment peur d’être de nouveau seule mais cette fois-ci avec deux enfants… Je me disais que si j’arrivais dans une telle situation, après avoir vendu tout mon matos d’appareil photo - à l’époque j’étais photographe - la seule chose qui me resterait d’encore monnayable, ce serait mon corps. Ce qui a fait naître plein de questions dans ma tête : comment on devient travailleuse de sexe à mon âge, pour quelles pratiques, etc. Heureusement, je n’ai pas dû en arriver là, car le financement de Sans Frapper est venu me sauver.
Votre carrière alterne entre documentaires (Sauve qui peut, Sans frapper) et fictions (le moyen-métrage Palma, Kika). Comment approchez-vous ces différents médiums ?
La différence, c’est qu’il y a beaucoup plus de personnes sur le plateau. Je n’ai pas fait d’école de cinéma de fiction donc la plupart des personnes qui étaient là, je ne connaissais pas vraiment leur fonction. J’ai donc dû apprendre en faisant. Ce qui change aussi, c’est mon point de vue de documentariste - quel angle je peux avoir sur une réalité bien précise, comment l’affiner - qui est presque absent en fiction. Les qualités d’observation que j’ai apprises en faisant du documentaire m’ont forcément servi sur Kika mais j’ai dû comprendre, en faisant le film, que parfois ce qui est fabriqué est plus réaliste et crédible que le réel. Par exemple, ma directrice de casting, Emmanuelle Nicot a auditionné plusieurs vraies dominatrices pour jouer la dominatrice principale mais en fait, c’était une erreur. Ce que j’avais écrit avait de tels enjeux dramaturgiques qu’il aurait fallu des mois de répétition pour que la personne atteigne ce rôle. J’ai dû changer d’avis en trois jours car les répétitions ne se passaient pas bien et j’ai trouvé une actrice (NDLR : Anaël Snoek) qui a repris le rôle. Ce qui est assez drôle, c’est que quand on a présenté le film à Cannes, le distributeur français a demandé à Anaël Snoek de présenter Kika au public pour expliquer son métier… Il a cru qu’elle était vraiment dominatrice. (rires)

Vos documentaires parlent souvent de sujets difficiles - le viol dans Sans Frapper, le débordement du système hospitalier dans Sauve qui peut. Kika, à l’inverse, commence par des scènes de comédie assez hilarantes. Est-ce que vous aviez besoin d’un peu de légèreté après ces projets assez sombres ?
Franchement, si j’avais pas été réal’, j’aurais adoré être stand-uppeuse. Dans la vraie vie, je fais beaucoup de blagues. Et mes ami-es me disaient que mes films documentaires ne me ressemblaient pas du tout, qu’ils étaient hyper-trash alors que moi je suis quelqu’un de drôle. J’ai aussi fait ce film pour mes ami-es, pour dévoiler cette facette. Je pense que faire rire c’est très difficile, beaucoup plus que faire pleurer. Je pense qu’il y a tellement de choses hyper savoureuses autour de nous, c’est bien de le souligner.
Il y a de l’humour dans Kika, mais également du mélodrame, un propos plus proche du film social…Comment avez-vous négocié ces différentes tonalités ? Est-ce que c’est venu dès le scénario ?
Déjà, ça joue au scénario. J’ai écrit le film trois ans toute seule puis, la dernière année, Thomas Van Zuylen est venu me rejoindre. On a essayé de trouver un équilibre à l’écriture mais je me suis rendue compte de quelque chose que ma monteuse m’avait déjà dit : je dédramatise trop. En fait, je fais comme Kika. Ou Kika fait comme moi. Je déteste quand c’est trop triste alors je fais tout le temps des blagues. Il y a plein de moments dans le scénario où j'ai mis plein de blagues, comme pour protéger Kika de ce qui était en train de lui arriver. Et du coup, au montage, on a retiré énormément de blagues. Et même des séquences entières parfois. Ça a été un gros travail de montage.

Comment avez-vous choisi l’actrice principale Manon Clavel ?
Pendant longtemps mon producteur François-Pierre Clavel - qui est malheureusement mort depuis - voulait que ce soit moi qui joue le rôle principal, comme dans mon précédent court-métrage Palma. Aussi pour des raisons de production, car il pensait pouvoir plus facilement produire Kika si je le faisais dans le prolongement du précédent, qui avait bien fonctionné. Et puis en fait, vu tous les enjeux politiques, de mise en scène, etc, je me suis dit qu’on serait pas trop de deux pour porter le film. On a cherché quelqu’un pendant deux ans. Quand ma directrice de casting française m’a proposé Manon Clavel (NDLR : coïncidence avec le nom du producteur décédé), j’y ai vu un petit signe. Au début, je la trouvais trop belle et trop jeune pour le rôle…Et en fait, quand je l’ai vu arriver au casting, je me suis dit “ok, c’est elle”. Et ce qui est drôle, avec cette histoire de signes, c’est qu’au début, dans la première version du scénario, David et Kika se connaissaient dans un train, quelqu’un se suicidait sur les rails et ils faisaient connaissance parce qu’ils restaient 9h dans le train. Pour des raisons de budget, j’ai dû changer cette rencontre et la placer dans un magasin de vélo - et je suis très contente qu’il y ait eu ce problème de budget car j’ai eu une bien meilleure idée la seconde fois. Il faut savoir que quand je suis retournée voir Manon pour le call-back, j’ai pris le train et un mec s’est suicidé et je suis resté enfermé neuf heures dans le train…Donc qu’elle s’appelle Clavel, plus ça…Et puis cette nana, j’ai passé des heures à la regarder en montage, j’aime tellement sa voix, je la trouve fascinante…Je pense que c’est une actrice de génie et qu’elle va avoir une carrière de fou furieux. C’est une nana, tu lui dis -2,5 de tristesse et +6,3 un peu plus “décollé”, il y a que moi qui comprend ce que je lui demande et pourtant elle va te le faire, elle a une force de proposition de malade.

Le parcours émotionnel de Kika l’amène progressivement à envisager le BDSM comme une manière d’extérioriser sa souffrance intérieure, d’accepter sa vulnérabilité…
Le film suit vraiment son parcours émotionnel, on est tout le temps avec elle. Kika, c’est quelqu’un qui se protège, qui ne veut surtout pas tomber dans la catégorie de “ceux qu’on aide”, qui refuse en bloc toute forme de souffrance. Le film suit ça : elle se défend, encore et encore, mais en fait elle doit accepter de souffrir. Et effectivement, ça ressemble à une phrase de magazine psycho ou philo de merde, mais c’est vrai : on doit accepter de souffrir pour accepter tout le reste de la vie. Donc le film va forcément vers cette douleur. Mais je voyais ça aussi comme un geste politique. Je ne voulais pas que mes personnages de prolétaires soient réduits à leur condition socio-économique. Je trouve ça insupportable dans les films quand j’ai cette impression…On dirait que ces gens-là n’ont pas de sexualité, pas de sentiments, pas d’opinions sur qui ils sont, comment on les regarde. On les filme comme des merdes comme si, à chaque fois que tu filmais des prolétaires, tu devais avoir une image moche…Et moi, ça me révolte, ça me rend dingue. À part utiliser ces gens comme des archétypes d’un milieu social, ça ne sert à rien. Moi j’avais envie de faire un film vivant, avec des personnages qui savent très bien qui ils sont, comment on les représente, qui sont intelligents, beaux.
Kika est sorti dans les salles belges ce mercredi 25 juin.