
Pour parler de Queer, le nouveau film de Luca Guadagnino (Call me by your name, Challengers), il faut d’abord évoquer le roman dont il est adapté, et l’histoire tourmentée de son auteur, William S. Burroughs. D’abord détective dans le New York des années 40, où il collabore régulièrement avec la pègre, Burroughs développe rapidement une addiction à l’héroïne et à la morphine. Mais c’est en 1951 qu’il commet l’irréraparable : désirant imiter la célèbre performance de Guillaume Tell, qui fendit d’une flèche une pomme juchée sur la tête de son fils, Burroughs abat sa femme d’une balle dans le front. Après un bref séjour en prison, l’écrivain vit une longue période d’errance en Amérique latine, entre expériences autodestructrices avec la drogue et exploration de son homosexualité. C’est dans ce tumulte halluciné et torride que prennent forme la plupart de ses futurs romans, tous à connotation autobiographique : Le Festin Nu, Junkie et évidemment Queer.
Dans le film de Guadagnino comme dans le roman éponyme, Burroughs s’incarne dans son alter ego Lee, quarantenaire désabusé écumant les bars à la recherche de beaux jeunes hommes. De son homicide et de son passé new-yorkais, il n’est fait aucune mention explicite. Pourtant, ces traumatismes semblent flotter constamment au-dessus du personnage, dont chaque action cristallise une forme de fuite, une tentative d’échapper à la culpabilité et à la solitude. Dans ce rôle complexe, Daniel Craig se dévoile dans tous les sens du terme, notamment à travers de longues scènes de sexe filmées frontalement. Très convaincant pour concrétiser le malaise interne qui secoue son personnage, l’ancien James Bond impressionne et trouve enfin un rôle à la juste mesure de son talent.

De l’autre côté de la caméra, Luca Guadagnino s’empare avec un appétit manifeste de la mythologie de Burroughs. Pour mieux capter l’irréalité de son univers, le cinéaste a choisi de tourner son film entièrement en studio, à la Cinecittà de Rome. Le cinéaste façonne ainsi une Mexico fantasmatique, un espace hors du temps, où la vie s’écoule dans le stupre et la déprédation, sous un soleil brûlant d’indifférence. Les éclairages sublimes du chef opérateur Sayombhu Mukdeeprom sculptent les corps avec sensualité tandis que le doux score de Trent Reznor et Atticus Ross, à l’opposé de la house techno de Challengers, distille un climat planant et onirique. Dans sa première partie, Queer rappelle ainsi le Querelle de Rainer Werner Fassbinder : on y retrouve la même oscillation entre le cauchemar et le rêve, la chair et le carton-pâte, la mort et le désir.
De désir, il est d’ailleurs follement question dans le cinéma de Guadagnino. C’est ce désir qui guidait Elio vers Oliver dans Call me by your name, ce désir qui poussait à la dévoration dans Bones and all, et encore et toujours ce désir qui nouait le complexe trio de Challengers. Cette fois-ci, ce désir, c’est celui de Lee pour Eugene Allerton, séduisant jeune homme dont l’orientation sexuelle reste toutefois à déterminer. Pour Lee, l’accès à l’intériorité d’Allerton, à ses désirs les plus profonds, va faire l’objet d’une quête obsessionnelle et transcendantale, qui va amener Queer à quitter Mexico pour rejoindre la torpeur de la jungle tropicale.

C’est là que le film s’égare : très doué lorsqu’il s’agit de filmer l’érotisme entre deux hommes, Guadagnino est plus mal à l’aise lorsqu’il s’agit de faire corps avec la dimension hallucinatoire et métaphysique du roman de Burroughs. En résulte une débauche d’effets parfois superflus : musiques anachroniques, ralentis sur-stylisés, body horror, déformations de l’image, apparitions cauchemardesques. Ce formalisme un peu gratuit finit par noyer le cœur émotionnel du récit, dont les personnages apparaissent assez désincarnés, ballotés d’une saynète étrange à une autre selon les velléités du cinéaste. Comme si Guadagnino, aussi fasciné soit-il, n’avait pu manquer de se perdre dans le labyrinthe opaque et obscur qu’est l'œuvre de Burroughs.
Réalisé par Luca Guadagnino (États-Unis/ Italie, 135 minutes), avec Daniel Craig, Drew Starkey, Jason Schwartzman, Lesley Manville